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Communauté chrétienne
Saint-Albert-Le-Grand à Montréal |
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La pratique de l’homélie :
du texte biblique à la
parole
Nous passons une bonne partie de notre temps à nous raconter des histoires
et à écouter les récits des autres. Une bonne partie de
notre temps passe également à écouter ou à lire
de grands textes qui nous ont précédés. « Nous
sommes précédés et comme appelés par ces lieux
de passage du sens que sont les grands textes religieux, poétiques,
littéraires,
philosophiques de nos traditions passées(1). » C'est bien
une sorte de foi originelle qui nous pousse, souvent malgré nous, à vouloir
relire ou réentendre ces récits, comme en une méditation
active. Nous cherchons à faire et/ou à laisser re-surgir de leur
lettre desséchée des paroles de vie signifiante qui nous ouvrent
un monde, celui de Dieu, et une histoire en laquelle nous orienter.
Je viens de définir la dynamique de fond de la pratique de l'homélie
dans la liturgie et de sa relation au texte biblique. L'enjeu fondamental de
toute lecture biblique dans la liturgie est de soutenir le passage du sens
de la vie et de faire advenir la parole de Dieu inscrite dans le cœur
des membres de l'assemblée croyante. La proclamation de la Bible dans
la liturgie, remise en honneur surtout depuis Vatican II, est un soutien privilégié pour
l'avènement de la Parole. Le jeu de la parole est toujours au centre
de l'assemblée chrétienne et l'homélie doit tendre vers
cette parole prophétique, sorte « d'altercation » venant du
peuple rassemblé et pour lui. C'est ce jeu du texte et de la parole
que j'aimerais reprendre dans ce recueil.
La Bible dans la liturgie
Inutile d'insister longuement sur le fait que le texte biblique s'est constitué principalement
en fonction d'une proclamation et d'une écoute communautaire. La relation
si étroite qui lie Bible et liturgie permet d'affirmer que la liturgie
est le lieu privilégié de « fabrication » de
la Bible. Et cela dès les origines, depuis les temps qui ont donné naissance
aux textes les plus anciens. La sortie d'Égypte, par exemple, aurait
pu n'être qu'un événement oublié de l'histoire.
Tout au plus aurait-elle fait l'objet d'une mention dans une chronique ancienne,
si le peuple qui avait traversé la mer Rouge n'avait eu à vivre
cet événement comme partie intégrante de sa relation à Dieu.
Israël a effectivement cherché à dire dans sa foi le ou
les sens de cet événement et à en célébrer
le comment et le pourquoi. C'est la prise de conscience permanente de son origine
comme peuple. Et tout au long de son histoire, il en fut de même. Bien
des récits du peuple n'ont pas été conservés dans
la tradition écrite comme moments privilégiés; ceux qui
l'ont été, c'est en grande partie à cause même de
la place qu'ils ont prise dans la liturgie.
C'est dans ce contexte liturgique
et sous la forme de livre-pour-l'assemblée
que les premières communautés chrétiennes ont reçu
de la synagogue ce qu'on finira par appeler « Ancien Testament ».
On y ajoutera très tôt d'autres, écrits que Justin appellera « Mémoire
des Apôtres » et qu'on arrivera à désigner habituellement
comme le « Nouveau Testament ». Dans la célébration,
on renvoyait les textes les uns aux autres, comme en un « jeu de
miroir(2) » et
on faisait également
des rapprochements avec la « Bible orale », ces mille
traditions orales non consignées dans les livres devenus sacrés,
mais qui, à l'époque de Jésus, étaient attribuées
par une majorité à l'autorité de Moïse. Ainsi, c'est
cette parole « mosaïque » qui constitue l'assemblée,
en lui donnant une identité et la marque de son comportement :
Israël
est le peuple de Dieu engagé dans la vie d'alliance. D'une manière
plus particulière, le groupe puise sa propre référence
dans le texte sacré. La synagogue reste, à travers les temps
et par la proclamation de la Parole, le lieu de ce dialogue continu. Non pas
seulement parce qu'on y rappelle les gestes d'autrefois, mais aussi parce qu'on
nourrissait la conviction que Dieu parle toujours et suscite la réponse
de son peuple. Dès lors, tout est organisé pour que la liturgie
synagogale devienne le lieu de la résonance de la parole.
C'est directement de la synagogue que les premiers groupes chrétiens
ont reçu et entendu les Écritureset qu'ils ont continué de
les scruter, mais cette fois en fonction de cette nouveauté que revêtait
l'événement de la mort et de la résurrection de Jésus.
Ces écrits formés par une longue tradition ont été re-façonnés,
relus jusqu'à porter l'empreinte chrétienne. Les assemblées
chrétiennes ont ainsi été, tout comme la synagogue, l'un
des creusets où, à force de pratiquer cette concordance vivante
de divers textes, s'élabora la Bible chrétienne, ce qui était
en train de devenir le «Nouveau» Testament. C'était en fait «l'Ancien» en
fonction de Jésus, Christ et Seigneur. En fait, la liturgie chrétienne
toute entière — dans sa constitution comme dans son développement — peut être
considérée comme lecture et relecture du message biblique proclamé,
médité dans la communauté, célébré dans
les chants, les prières et les rites.
C'est un peu dans ce sens, mais en un langage un peu vieillot, que Vatican
II peut à juste titre affirmer :
L'Église a toujours vénéré les divines Écritures
comme elle l'a toujours fait aussi pour le Corps même du Seigneur,
elle qui ne cesse pas, surtout dans la Sainte Liturgie, de prendre
le pain de vie sur la table de la Parole de Dieu et sur celle
du Corps du Christ, pour l'offrir aux fidèles (Dei Verbum,
n° 21).
Une telle vénération, pour reprendre
le terme du texte de Vatican II, s'est toujours manifestée dans un certain
nombre de signes qui en disent long sur l'importance qu'on a accordée
au texte. Qu'on pense au soin que l'on prenait à décorer les évangéliaires,
aux processions qui accompagnenet encore le Livre dans les liturgies officielles, à l'encens
utilisé et à bien d'autres manifestations de ce genre. Dans cette
vénération des textes devenus sacrés et dans la re-lecture
faite en assemblée, une place privilégiée doit être
reconnue à l'homélie,
moment d'interprétation, en fonction de la situation concrète
de l'assemblée, des textes proclamés.
Le « jeu » homilétique
Comment faire écho à la Parole de Dieu? Comment
la faire résonner
pleinement, en impliquant directement la communauté croyante dans sa
vie d'aujourd'hui? Pour apporter quelques éléments de réponse à cette
question, je me permets de reprendre, en le citant, un passage de C. Perrot :
Les sages de l'ancienne synagogue ont su trouver concrètement
la réponse. Au matin du sabbat, le texte de la Torah ne se présente
pas, disons, à l'état isolé; au contraire les diverses
lectures, dans un jeu incessant de renvoi textuel, amènent l'auditeur à s'insérer
lui-même
dans cette coulée toujours nouvelle du sens. Comme des miroirs, les
textes réfléchissent la parole sacrée, en entraînant
le croyant dans le mouvement de son déploiement. Le texte n'est pas
seulement expliqué, mais il est en quelque sorte continué en
provoquant l'auditeur et le groupe entier à la découverte de
la parole vivante(3).
En fait, la visée de l'homélie demeure toujours
que les textes proclamés soient reçus comme Parole de Dieu « s'accomplissant
aujourd'hui », pour reprendre l'expression même de Jésus à la
synagogue (Lc4, 21). Telle est la fonction primordiale de l'homélie,
institution aussi ancienne et diversifiée que l'Église et héritée
de la synagogue. Comment peut donc se faire cet accomplissement dans l'homélie?
Il existe bien des façons d'aborder le texte des Écritures
et chacune aura une fonction particulière. Ainsi, en dehors de la liturgie,
la Bible est objet d'études où les spécialistes expliquent
chaque mot du texte. Un croyant peut également lire le texte chez lui,
assis dans son fauteuil, « au tête à texte » dont
parle P. Kuentz(4). Dans la liturgie, le comportement est différent :
le texte n'est pas disséqué, mis à distance et éparpillé en éléments
divers pour mieux cerner le détail; au contraire, tout est mis en œuvre
pour retrouver l'unité fondatrice de la parole et donc du groupe qui
s'en réclame. Le texte proclamé dans sa forme de récitatif
devient alors parole médiatrice, véritable pont entre le langage
ancien du texte qui voulait dire la Parole de Dieu en ce temps passé et
l'oreille du peuple assemblé qui « soupçonne » la
Parole de Dieu de pouvoir naître encore dans l'aujourd'hui de la célébration.
C'est une sorte de Bible orale qui s'écrit constamment dans les
célébrations. En fait, le jeu de la parole est au cœur de l'assemblée
chrétienne.
Pour être le support d'une prédication qui touche
les croyants, la Bible doit en définitive aider l'intelligence de ce
qu'ils vivent. En fait, l'articulation que l'homélie instaure entre
le message fondateur et la vie croyante rejoint la recherche de signification
au bénéfice de l'actualité. C'est alors que l'assemblée
concrète est un lieu d'écoute, de pas-sage (ne lit-on pas des
passages de la Bible?) et d'avènement de la Parole. Pour utiliser une
comparaison de Louis Marin, tout accès au livre des Évangiles
a quelque chose à voir avec la visite des femmes au tombeau(5). En clair,
cela veut dire que le texte de la Bible, qui n'est toujours qu'un support pour
l'avènement de la Parole, renvoie constamment l'assemblée à la
recherche de ces lieux où la résurrection s'accomplit et que
silencieusement il désigne. L'homélie ne fait pas que renvoyer
au texte écrit pour le commenter, elle passe « au travers» pour
rejoindre l'événement et pour amener les communautés croyantes à s'insérer
elles-mêmes dans cette coulée toujours nouvelle du sens. C'est
une «traversée » que doit provoquer l'homélie, une
traversée vers le non-connu à venir où il nous donne rendez-vous.
Et c'est de cette manière que le texte est à lire et à entendre.
Dans l'homélie, le texte se fait parole parlante.
Le texte n'est pas un fétiche
C'est à ce point qu'il est important d'éviter une mauvaise
approche du texte qui fait courir le risque très grand — et l'Église
comme la synagogue ne l'a pas toujours évité — de fétichiser
le texte et de le transformer en pièce de musée où les
gardiens ne sont pas toujours les plus vigilants. En fait, toute écriture
n'est que trace et dispersion. Elle comporte en elle-même l'alternance
du vide et du plein et plus souvent du vide que du plein. Elle se disperse,
se fragmente, se recopie. A trop vouloir se braquer sur le texte, on s'engage
dans
la répétition et on stoppe la possible venue de la Parole de
Dieu dans la communauté chrétienne célébrante.
Car un livre symbolise toujours un certain renfermement. Or, seule la parole
prophétique, celle qui vient d'une prise de conscience vive de l'actualité peut
rouvrir la Parole comme interrogation vivante du peuple.
Trop souvent dans nos
liturgies chrétiennes, la magie de la proclamation
des textes bibliques porte les responsables à miser sur un grand nombre
de lectures. C'est ainsi que la réforme de la liturgie de la Parole
suscitée par Vatican II a mis en œuvre une structure de la Parole à trois
lectures. L'intention était certes louable de vouloir redonner la possibilité aux
communautés chrétiennes de se ressourcer à même
l'histoire écrite du judéo-christianisme. Au fond, il s'agissait
de retrouver le plus possible les grands moments et le long récit de
notre histoire religieuse. Même si les trois lectures ne sont pas obligatoires,
dans la plupart des lieux liturgiques on les proclame toutes le plus souvent.
Il y a là un danger énorme. Une trop grande abondance de lectures
bibliques dans la liturgie risque de traduire une certaine anxiété de
vouloir nourrir le plus possible les chrétiens après une très
longue période d'inanition. Dans beaucoup de cas, la Parole est comme étouffée
parmi les lectures qui n'ont pas toujours de liens les unes avec les autres.
Il y a une croyance très naïve en la « proclamation
de la Parole » : plus on en met, plus Dieu a des chances de
parler. Ce n'est pas si certain. La Parole de Dieu n'advient pas automatiquement.
Elle naît
entre le texte et l'assemblée qui l'accueille. Elle est toujours à ad-venir
et ce n'est certainement pas par le plus grand nombre de lectures proclamées
qu'elle trouvera plus de chances de naître. La proclamation du texte
biblique ou des textes bibliques doit à la fois faire percevoir du trop
connu et de l'inconnu. Il faut à une communauté célébrante
du temps et de l'espace pour accueillir la Parole et la faire advenir en elle.
Dans ce sens, le silence est parfois plus nécessaire et plus significatif
que trop de lectures. La Parole n'advient pas seulement par les textes, mais
aussi par le silence de l'assemblée.
L'en-jeu de l'homélie
L'enjeu de l'homélie n'est pas d'essayer de reprendre artificiellement
le ou les sens de tous les textes proclamés. Si les textes sont d'une
même venue et soutiennent facilement un thème, l'homélie
peut y référer. Mais ce n'est pas souvent le cas dans la liturgie
officielle. Si l'enjeu principal est d'actualiser la Parole dans tel contexte
précis, l'homélie n'a pas à être un rappel explicatif
de ce qui s'est passé au temps jadis ni à s'orienter vers une
vérité à déchiffrer. L'homélie, c'est le
lieu de l'interprétation de l'expérience croyante, tout comme
les lectures bibliques l'ont été au moment où elles ont été mises
par écrit. L'interprétation --- et sa nécessité — n'est
pas à vivre comme un moindre mal ni comme un exil, mais elle ouvre sur
la re-lecture constante de cette expérience croyante qui est plurielle.
Le temps de l'homélie est cet espace qui permet à chaque membre
de la communauté de saisir son expérience dans la dynamique du
groupe. L'homélie doit orienter vers un livre à venir, non plus écrit
sur des pages, non plus seulement proclamé, mais en cours, rappelant
que Jésus est différent en tous et que la vie de chaque croyant
est un évangile nouveau. L'homélie, c'est le rappel de l'origine
pour ouvrir un avenir plus grand, plus large, aux dimensions mêmes de
la résurrection.
Re-prendre le récit
Si l'homélie est le lieu du discernement des expériences croyantes
pour ouvrir l'avenir des communautés célébrantes et de
chacun de leurs membres, elle doit non seulement raconter ce qui s'est passé,
l'événement fondateur, l'origine, la mort et la résurrection,
mais elle doit aussi aider la communauté célébrante à reprendre à son
compte le récit. Bien plus, la communauté doit continuer le récit
commencé depuis longtemps non seulement pour en faire mémoire,
mais surtout pour apprendre à s'insérer à l'intérieur
même de ce récit. Au lieu de commenter le récit, il faut
réapprendre à le raconter. L'homélie a trop fait de ceux
et celles qui la pratiquent des commentateurs de textes au lieu de faire des
témoins d'un récit à faire. Notre vie est un récit à re-prendre.
Le récit de la confession de Jésus, Christ et Seigneur, bien
que d'une certaine façon il se soit arrêté avec sa mort,
n'est pas terminé pour de bon. La résurrection nous invite à continuer
le récit pour que la vie re-prenne, mais autrement. Dans une certaine
pratique chrétienne on s'est trop comporté comme si la foi se
situait en face du récit de la vie de Jésus pour en tirer des
leçons. Le récit reste à poursuivre. C'est de cette façon
originale qu'on pourra montrer véritablement dans la liturgie « qu'aujourd'hui
s'accomplit » tel ou tel événement.
Comme les premiers chrétiens ont re-façonné les
textes de la tradition juive pour en faire leur récit chrétien,
ainsi les communautés croyantes d'aujourd'hui doivent-elles élaborer
leur propre confession de Jésus de Nazareth, mort et ressuscité.
Si les lectures bibliques doivent rester le lieu privilégié de
la mémoire, le soutien de l'ad-venue de la Parole de Dieu, l'homélie
doit aider à re-prendre le récit, à le continuer, à faire
confiance aux cheminements de chacun inscrits dans divers témoignages.
C'est ainsi que la Parole aura la chance de prendre corps, de construire le
corps vivant de Jésus dans ce monde qui est nôtre. Autrement,
l'expérience chrétienne risque d'être répétitive,
alors que l'esprit de Jésus est un appel à la créativité.
L'expérience de foi qui s'appuie sur un événement passé est
dynamisée par son avenir à faire, à dire, à raconter.
L'homélie peut certainement être un lieu primordial de ce récit.
Guy Lapointe
1 F. Guibal, Autonomie et Altérité, Paris/Strasbourg, Cerf/Cerit, 1993, p. 272
2 C. Perrot, « La lecture de la Bible dans les synagogues au premier
siècle de notre ère », LMD 126 (1976) pp. 24-41.
3 C. Perrot, Art. cit., p. 39.
4 P. Kuentz, « Le tête à texte », Esprit 12
(1974) pp. 946-962.
5 L. Marin, « Du corps au texte », Esprit 4 (1973) pp. 913-928.
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