Fin du monde, fin du temps, fin de la vie, fin de notre terre – autant ces idées sont terrifiantes, autant elles réapparaissent à travers les cultures humaines. Le plus souvent nous voyons la fin du monde comme une catastrophe à proportions épiques avec des tempêtes, des batailles, le feu qui fait rage et la destruction totale de notre univers. Selon nos cultures, nous en rajoutons encore par des visions et prophéties ‘épeurantes’ : la fournaise brûlante, les quatre chevaliers apocalyptiques, de gros monstres et beaucoup de fumée. « Il y aura de grands tremblements de terre, des épidémies de peste, des famines » et tout cela n’est que l’ouverture de cette tragédie. Les dieux mêmes peuvent mourir dans le brasier. Le drame est tel qu’on se croirait parfois à l’opéra.
Sans banaliser nos peurs existentielles j’admets que le drame de la fournaise ne me touche pas tellement. Nous vivons toujours face à la fin du monde et nous n’y pouvons strictement rien. Acceptons-le. Ne perdons pas le Nord. Essayons de mener nos vies décemment sous le regard de l’éternité, cette éternité qui dépasse tout – nos visions, nos vies, notre monde.
Vivre ensemble, cela veut dire quoi? D’abord, ça veut dire se connaître et connaître les autres. Connaître leurs besoins et leurs qualités. Pour faire du chemin de la vie ensemble nous devons apprendre qui nous sommes face à nos compagnons de marche. Ainsi nous pouvons marcher en solidarité sur les chemins de découverte, à travers cette merveille de création ou « les fleuves battent des mains et les montagnes chantent de joie. » Et même des compagnons difficiles font partie des cette merveilleuse création.
Vivre ensemble veut aussi dire reconnaître nos limites et nos options. Il n’est pas difficile de voir nos limites. Soit nous tombons de notre cheval tout seuls, soit un être très cher nous énerve au point de faire passer le message : ne te prends pas pour le pape, tu déranges. Vivre ensemble veut souvent dire céder ma place.
Vivre ensemble veut dire bâtir ensemble. Bâtir nos maisons, notre économie, nos institutions, notre religion. Et voici le paradoxe de nos institutions. Elles sont nécessaires, essentielles même. Rien de grand ne s’est jamais fait sans institutions fortes. Elles créent de l’ordre, canalisent les énergies, font qu’ensemble nous sommes plus que juste la somme de nos petites personnes. Et pourtant, les institutions vont aussi nous étouffer, nous paralyser. Pour que la vraie vie s’accomplisse, les institutions doivent céder. De la plus grandiose institution, le temple de Jérusalem, Jésus dit : « il ne restera pas pierre sur pierre, tout sera détruit. » Tout cela arrivera. Vivons ensemble en conséquence.
La fin du monde nous interpelle quant à notre destin. C’est quoi mon destin, mon karma, ma mission, ma raison d’être? A quoi suis-je destiné dans cette existence avant la fin? En bon Suisse je vais d’abord vous donner la réponse de l’homme Suisse. Mon existence se justifie par ma contribution, mon travail, ma réussite, mon devoir accompli. Pauvre homme Suisse! Avec de tels standards je suis sûr de manquer ma mission et mon destin. Il doit y avoir plus que ça.
Une meilleure façon de vivre notre destin est sans doute de vivre au service des autres, nos familles, nos amis, nos groupes de toute sorte, nos orchestres, en rappel du psaume, de cithares, de trompettes et de cors (et d’orgues, de chanteurs et de violoncelles, n’est-ce pas!); vivre notre vie, oui, dans toute cette chaleur humaine et cette richesse sociale qui nous entourent. C’est superbe de pouvoir réaliser notre destin de cette sorte, en « chantant au seigneur un chant nouveau. » Et pourtant ce n’est pas tout. La fin du monde arrive.
Vivre notre destin, c’est aussi vivre la fin de nos mondes. Notre monde de jeunesse, de force adulte, de compétence au travail, tout a sa fin. Nous arrivons à nos limites, nous perdons la force et la tête. Nos institutions deviennent des prisons et périssent dans le scandale. Nos églises deviennent des coquilles vides sans « justice » ni « droiture ». Nos mondes s’effondrent, parfois même ceux de nos familles. Mais « ne vous effrayez pas. Il faut que cela arrive. » Chaque crise, chaque fin deviendra « pour vous l’occasion de rendre témoignage. » Chaque apocalypse est aussi une révélation. A nous de vivre en conséquence.
Vivre ensemble, vivre notre destin, c’est vivre au-delà de nous-mêmes. Nos mondes finissent. Nous vivons devant l’éternité. L’éternité, c’est l’absolu, la vie, la puissance, le royaume. L’éternité, c’est Dieu. Comment vivre devant l’éternité? Ce n’est pas si difficile. Nous avons les instructions de nos ancêtres juifs, de nos cousins musulmans et nos frères et sœurs chrétiens, y compris ceux qui témoignent ici chaque Dimanche.
Nous vivons aussi dans l’éternité. Cette découverte de l’absolu en nous est une expérience magnifique qui nous transporte au-delà de nous-mêmes. Comme dit un grand mystique : « Plonge-toi dans la source et ton esprit se fondra et fera un seul esprit avec Dieu. »
C’est très beau, mais nous avons plein d’autres images de cette unité entre nous et l’éternité. Notre culture façonne évidemment nos images, tout comme les cultures du Moyen-Orient ont façonné les images du psalmiste, de Malachie, et de Jésus. Pour nos ancêtres, c’est l’image de la résurrection des morts qui exprimait qu’à la fin du monde, après le cataclysme, notre unité dans l’éternité sera rétablie. Une image moderne me plaît beaucoup, celle de l’énergie qui ne se perd pas. Rien ne s’ajoute et rien ne se perd. A ma mort mes molécules seront recyclées pour servir ailleurs dans cet univers, cette création divine qu’est notre monde.
Bon, vous voyez que ces textes sur la fin du monde m’ont surtout inspiré à réfléchir sur la vie : comment vivre ensemble et comment vivre notre destin. Nous vivons toujours devant l’éternité, mais nous vivons aussi dans l’éternité, nous sommes des atomes de cette immense, superbe réalité qu’est la création. C’est le moment de le dire : le royaume de Dieu est parmi nous, nous en faisons partie. Vivons en conséquence. Et exprimons notre joie avec le psalmiste :
« Chantez au Seigneur un chant nouveau, car il a fait des merveilles… Acclamez le Seigneur car il vient gouverner le monde avec justice et les peuples avec droiture. »
Uli Locher, novembre 2010