J‘aime beaucoup la finale de ce passage d’Évangile : « Ils (les disciples) s’en allèrent proclamer partout la Bonne nouvelle. Le Seigneur travaillait avec eux et confirmait la Parole par des signes qui l’accompagnaient. » « Il travaillait avec eux », mais, en même temps, il laisse la suite de l’Évangile à ses disciples. L’Ascension, c’est un immense geste de confiance que Jésus leur fait. « Allez dans le monde entier… ». Rien de moins. C’est un rêve.
Vous l’aurez remarqué, la mise en scène du récit de l’Ascension que nous venons d’entendre – j’irais jusqu’à dire – que nous venons de voir – est sobre, et même très sobre. « Après ces paroles, ils le virent s’élever et disparaître à leur yeux dans une nuée… ». Encore une fois, comme au moment de la Cène, des dernières paroles, une voix, un visage qu’ils n’oublieront jamais. Il part, mais en même temps, ce n’est pas un départ. « Il est bon que je parte ». « Je serai avec vous…», leur a-t-il dit.
Il me semble que le récit de l’Ascension est plus une promesse qu’un départ. Jésus disait à ses disciples : à vous maintenant de prendre la route. Si vous me permettez l’expression : Jésus plante solidement ses disciples en terre. Je vous laisse la terre, la terre des Béatitudes et, à ma suite, vous pouvez la travailler. Jésus n’a fait que passer. Mais pour les disciples et pour nous aujourd’hui, il était et il est un « passant » considérable et plus qu’un passant, un passeur de Dieu et d’humanité. Il nous laisse la place. C’est comme dans la vie, il est bon qu’au fur et à mesure que les enfants grandissent, les parents leur fassent de la place. Ce n’est jamais facile ni pour les parents, ni pour les enfants. Il faut donner la liberté pour que les enfants deviennent eux-mêmes et prennent en charge leur destin d’adultes. Jésus l’avait compris.
L’image de l’Ascension ouvre nos yeux, nos oreilles, nos gestes à une dimension plus large. Le monde de Dieu, c’est maintenant à nous de le « fabriquer », de lui donner de la couleur dans la présence et le souvenir même de Jésus. Jésus disait à ses disciples : il faut prendre la route et voir les arbres comme les humains avec ou sans feuilles; je vous laisse la terre, la terre des Béatitudes et vous pouvez la labourer.
Je constate que, pour moi, l’Ascension n’est pas surtout la montée vers les cieux. C’est une distance nécessaire que prend Jésus. Jésus, on ne peut plus mettre la main sur lui. Personne ne peut plus se l’accaparer, pas même l’institution d’Église, parce qu’il étend les valeurs de la vie éternelle aux valeurs de la vie en ce monde. Un Père de l’Église, s. Athanase (3è-4ès.) disait : « Dieu s’est fait homme, pour que l’homme devienne Dieu ». Ce n’est pas rien. Ainsi devient-il beaucoup plus qu’un Dieu fragile qui s’est fait homme. Il devient le Dieu dont la force même est son humanité. Et celle-ci le maintient vivant, fut-ce comme une question aux yeux de plusieurs. Cette humanité est la mission des disciples, c’est la nôtre aussi… Comme les disciples, nous sommes porteurs d’une bonne nouvelle pour toute la création. Nous écouterons la voix discrète qui murmure : « Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde… ». Et nous sommes souvent étonnés, en regardant les routes parcourues de nous entendre souffler à l’oreille : « Chaque fois que vous l’avez fait pour le plus petit, c’est pour moi que vous l’avez fait ».
Marchez droit. Il n’y a qu’une seule vraie question dans la vie : dans quelle direction devons-nous marcher, si nous ne voulons pas nous perdre? L’Ascension, est l’ouverture à la réalité présente. Ce n’est pas lui, Jésus, qui est parti : c’est l’ancien monde qui s’en est allé, grâce à lui. Et nous avons à faire surgir du monde présent l’univers nouveau qui, par lui, y a pris forme. Alors je reprends l’interrogation de l’Évangile : « Homme de Galilée, – et j’ajouterais – femmes et hommes d’aujourd’hui et de tous les temps, qu’avez-vous donc à regarder vers le ciel? » L’Ascension est plus une promesse qu’un départ.
Il n’y a rien de triste dans ce moment de l’Ascension. Des millénaires après cet événement, des femmes et des hommes, des enfants aussi, ont voulu et ont rêvé de marcher droit, prenant ainsi la relève des premiers disciples. Nous sommes parfois étonnés de nous sentir et de nous dire croyants aujourd’hui. Étonnés d’être témoins et de poser nous-mêmes, dans nos meilleurs moments de vie, tant de gestes de courage, et de bonté, de liberté, de solidarité avec les pauvres, les autres. Alors la question : quand nous nous regardons, quand nous pensons à l’Ascension, serait-ce possible de marcher droit, comme nous tentons de le faire, sans que la mémoire de Jésus n'inspire aujourd’hui nos vies et le monde que nous travaillons à faire naître? Par les temps qui courent, on souhaite un monde autrement et, beaucoup de chrétiens, je le crois sincèrement, souhaitent une institution d’Église qui s’ouvre davantage à la vie, moins braquée sur le pouvoir, mais plus sensible à ce peuple en marche que nous sommes. Serons-nous capables et assez inspirés pour y travailler?
En terminant, si je voulais donner une image assez parlante, poétique, pour recueillir le sens de cette fête de l’Ascension, – je ne sais plus si c’est moi qui l’ai inventée – je dirais ceci : l’Ascension, et c’est en même temps presque une définition de l’expérience de foi , c’est :
Les pieds sur terre,
Du ciel plein les yeux,
Et de l’Infini dans le cœur.
Si on entre dans cette attitude, on risque alors de marcher droit, à la suite de Jésus et de devenir, à notre tour, des passeurs de Dieu et d’humanité.