Au
moment de commencer cette homélie sur les dix vierges et sur l’éloge
de la prudence à se faire des réserves d’huile pour
l’avenir, je ne peux résister à la tentation de souligner
le côté américain de ces propos, du moins de l’Amérique
de MM Bush et Cheney. On pourra dire qu’ils ont poussé jusqu’au
bout la recommandation de ne pas être pris de court. Ils auront
aussi du coup illustré ce qu’il peut y avoir de dangereux
dans une lecture trop étroite d’un texte évangélique.
Essayons plutôt d’élargir la perspective, d’exposer
le plus de sens possible et, ce matin, je vous propose de le faire en
partant des chiffres du récit.
Le
nombre 10 n’a pas dans la Bible le prestige qu’il va acquérir
plus tard avec le système décimal. C’est même
un chiffre qui est moins prisé que le 12 des 12 tribus d’Israël
ou le 7 qui sera multiplié par 70 pour signaler le nombre infini
de fois que nous devons pardonner à nos frères et sœurs.
Sans avoir mené une longue enquête, j’ai toutefois
trouvé une autre référence au nombre 10. Dans l’évangile
de Luc on trouve en effet le récit de guérison des 10 lépreux,
dont un seul, un samaritain, viendra remercier Jésus pour sa guérison.
À première
vue, on pourrait donc dire qu’au temps des évangiles, la
reconnaissance était plus rare que la prudence ou la sagesse.
Je fais tout de suite une parenthèse sur le vocabulaire. Au risque
des traductions, on voit en effet que les vierges folles sont folles,
i.e. non avisées, imprudentes, un peu écervelées,
dirions-nous aujourd’hui. De leur côté, les vierges
avisées vont devenir sages et prudentes. D’où le
contraste mathématique que je signale entre la reconnaissance
du seul lépreux guéri et du 50% de folles ou de sages.
Ce n’est pas le même évangéliste qui présente
les deux récits, mais on peut penser que les textes de Matthieu
et Luc sont des échos aux valeurs de l’époque. On
a plus de chance dans ce monde là de rencontrer une vierge sage
qu’un miraculé reconnaissant : 50% dans un cas, 10%
dans l’autre.
Est-ce que ces chiffres mériteraient d’être changés
aujourd’hui? Dans notre monde, ne serions-nous pas tentés
de baisser un peu le pourcentage des personnes sages et avisées
et d’augmenter celui des personnes reconnaissantes? Pour répondre
sagement, il faudrait faire un sondage scientifique. En attendant le
résultat, essayons une autre question.
Selon les chiffres des évangiles évoquées, dans
notre assemblée il y aurait donc 50% de personnes sages et avisées
et 10% de personnes reconnaissantes. En d’autres mots, chacun,
chacune d’entre nous a autant de chances d’être sage
qu’écervelé, mais seulement 10% serait reconnaissant.
Pour la reconnaissance, on pourrait demander au responsable des finances
de la communauté si cela correspond à ses chiffres, mais
pour la sagesse, le verdict est inquiétant. La moitié de
cette assemblée manquerait de prudence ou de sagesse. La moitié seulement
passerait le test de personne avisée. Ce n’est pas rassurant.
Si vous vous considérez comme sage, cela voudrait dire qu’en
comptant à partir de votre droite ou de votre gauche, votre voisin,
votre voisine est statistiquement une vierge folle!
Ça fait rire, mais c’est la triste réalité.
Selon les chiffres évangéliques, la sagesse et l’imprudence
se partage moitié-moitié. Vous me direz que les évangiles
ne partent pas d’études statistiques et que les chiffres
mis de l’avant dans le récit de ce matin n’ont pas
comme but de faire un propos de la situation, mais de construire un récit
qui donne à réfléchir. Mais quand on veut faire
réfléchir, il faut présenter des situations qui
ont une certaine pertinence, une certaine crédibilité.
Jésus devait avoir de bonnes raisons de proposer ces chiffres,
tant pour la reconnaissance que pour la sagesse.
Mais on peut essayer de s’en sortir d’une autre façon,
en évoquant les progrès de l’humanité et du
christianisme. Ne peut-on pas imaginer qu’après 2000 ans
de christianisme, l’humanité a évolué et qu’il
faudrait revoir tous les chiffres évangéliques de façon
positive. Lançons des chiffres pour voir. Est-ce que vous croiriez
qu’une réécriture du récit des vierges folles
irait jusqu’à proposer pour aujourd’hui un 70% de
vierges sages et avisées et un petit 30% de vierges encore folles?
Est-ce que dans la même foulée, on pourrait penser à un
50 ou même 60% de personnes reconnaissantes, contre 40% de personnes
indifférentes?
À jouer avec les chiffres, pour leur valeur d’hier ou d’aujourd’hui,
on voit bien que ce ne sont pas les nombres qui importent, mais notre
place dans ces colonnes de chiffres. De quel côté sommes-nous?
Comme personne bien sûr, mais aussi comme communauté chrétienne,
comme groupe social, comme humanité? Où en sommes-nous
dans notre marche? Est-ce que nous cherchons à nous améliorer
ou sommes-nous devenus des maîtres dans l’art de justifier
notre statu quo?
J’ai suivi de loin le synode romain sur la place de la parole
de Dieu dans la vie de l’Église. Les échos que j’ai
entendus ne m’ont pas toujours convaincu qu’on cherchait à redonner
toute sa force de percussion à la parole de Dieu. La tension entre
les études bibliques et le discours théologique a été fortement
soulignée et le pape est même venu en personne inviter les
pères du synode à donner une place importante au discours
théologique. Dans ma tête, cela signifie écouter
le langage de l’institution plutôt que de se laisser déranger
par le sens de la parole pour aujourd’hui. Il ne me semble pourtant
pas qu’on puisse gérer ces questions avec des doses aux
pourcentages bien calculées. Au sens fort, l’évangile
de ce matin n’invite pas à améliorer le pourcentage
des personnes sages : il invite tout le monde à la sagesse.
De même que l’exemple du samaritain reconnaissant ne cherchait
pas à ce que quelques juifs pensent aussi à remercier,
mais que tous en viennent à rendre grâce.
L’évangile de ce matin, comme celui des autres dimanches,
nous invite au changement, à la conversion, bien plus qu’il
nous informe sur les statistiques d’une époque ou l’autre.
Comme auditeurs, notre rôle est de nous reconnaître interpellés,
mais aussi à vivre en témoins de l’évangile,
i.e. en personnes qui montrent concrètement la pertinence de l’évangile
et sa fécondité. Contrairement à mon point de départ,
il ne s’agit donc pas de se compter, mais de se retourner pour
se mettre à la suite de Jésus, avec toute la sagesse dont
nous sommes capables.
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