De la montagne à la mer… On se croirait en
plein paysage de vacances. La montagne, point de rencontre entre ciel
et terre. La mer, immensité secrète. Lieu de toutes les peurs,
lieu des naissances et des renaissances. Le prophète Élie
va à la montagne de Dieu. « Il entra dans une caverne
et y passa la nuit ». « Jésus obligea ses
disciples à monter dans la barque pour aller sur l’autre
rive ». Tout se passe au début et à la
fin de
la nuit.
Désespéré, le prophète Élie! Le
mot n’est pas trop fort. À ce moment de sa vie, le prophète,
qui avait connu des jours lumineux, était un homme traqué qui était
même devenu violent. Il ne peut donc plus jouer son rôle de
prophète. Le désespoir a failli l’emporter dans le
tourbillon des sables du désert. Il a eu le courage de monter vers
Dieu. Dieu, depuis un certain temps, se manifestait à lui dans
un fracas épouvantable, dans les éclairs et le tonnerre.
Et voilà que Élie vit une toute autre expérience
de Dieu. « Et le Seigneur n’était pas dans l’ouragan,
ni dans le feu, ni dans le tremblement de terre, mais dans le murmure d’une
brise légère ». Et le Seigneur se trouvait dans
la brise légère. C’est une annonce toute nouvelle de
la présence de Dieu. Souvent, nos prières, et même
nos liturgies, expriment la puissance, la force, le fracas pour tenter
de dire Dieu. Ici, dans le passage du livre des Rois, c’est un renversement :
la brise légère inaugure une nouveauté. La foi entre
dans de nouveaux chemins qui conduiront, peu à peu, jusqu’à Jésus.
Dieu n’intervient pas dans de terrifiantes manifestations de la
nature, mais dans une intériorité symbolisée par
une « brise légère ».
De la montagne d’Élie, on se retrouve, dans le récit évangélique, sur le lac. Jésus « en partageant le pain avec la foule », vient de se tailler un beau succès. Ce geste a pu être interprété comme un geste de puissance, alors que, pour Jésus, c’était un geste d’attention aux autres et d’apprentissage au partage. Il pourrait en profiter. Ce n’est pas ce qu’il fait. Moments de grandes marées humaines, moments de prières personnelles. Il invite ses disciples à monter dans la barque pour gagner l’autre rive du lac. L’autre rive ? Quand on est sur l’autre rive, on ne voit plus « sa rive à soi » de la même manière. Prendre de la distance, aller à l’écart, est une nécessité de la vie pour voir et regarder autrement, pour nous voir et nous regarder autrement. D’ailleurs, on sent que beaucoup de personnes désirent de temps en temps se retirer de la vie quotidienne, pour réfléchir,
pour prier aussi.
Jésus se retire à l’écart pour prier. Pendant qu’il est seul à la montagne, il ne perd pas de vue les siens. Il veut les rejoindre. Le vent se lève… Il marche sur les eaux pour rejoindre ses disciples. Pierre entre dans ce jeu. Il marche sur les eaux. Il a peur… La confiance est ébranlée ; il s’enfonce. Chez-nous on dirait : il cale. C’est le geste de la main qui le sauve. Homme de peu de foi, mais qui cherche la puissance. « Jésus tendit la main à Pierre qui s’enfonçait dans les eaux. »
Jésus ne veut surtout pas être identifié seulement à un faiseur de miracles, par plus qu’il ne veut être pris pour un fantôme, pour une illusion. « Non, c’est bien moi, n’ayez donc pas peur ! Moi, tel que vous me voyez et m’entendez quand je suis sur la rive ». Jésus, l’imprévu, l’imprévisible. Le fin mot de toute cette histoire : la foi, c’est la confiance en la parole et au geste de quelqu’un. On construit la vie dans la confiance ; la foi fait son chemin en nous, à la fois comme individu et comme communauté d’Église, dans la confiance en Dieu liée à la
confiance dans les autres.
Jésus, lui, l’homme et le Dieu, est toujours sur l’autre rive, en même temps qu’il est sur les deux rives à la fois. Quand on le dit homme, certains pensent qu’on diminue d’autant sa divinité. Quand on affirme qu’il est Dieu, d’autres s’imaginent qu’on réduit d’autant son humanité. Passer de l’un à l’autre comme on passe d’une rive à l’autre.
Dieu habite la fragile humanité de Jésus, comme notre humanité fragile. Dieu n’habite plus désormais que la confiance, notre capacité d’aimer. Ne cherchons pas ailleurs. Et souvenons-nous : ce que Jésus voulait rappeler à ses disciples après le geste du pain partagé en abondance, c’est que le mystère de l’autre, l’attention à l’autre nous garde éveillé au mystère
de Dieu.
Dieu s’est fait homme justement pour se rendre accessible à nous. On s’apercevra alors qu’on marche dans un tout autre paysage, habitant d’autres territoires, celui de la confiance et du regard ouvert sur les autres et sur soi-même. Il nous faut reconstruire un chemin, cahin-caha. Nous en sommes là souvent. Un chemin d’humanité, un chemin de foi. Apprendre, au souvenir de Jésus, à marcher
avec des chercheurs de sens…
Comme Élie avait senti la présence de Dieu
dans la douceur d’une brise légère, ainsi les
disciples vivent la présence de Jésus dans sa plus commune
humanité. Espérons que c’est aussi notre manière
de nous accueillir nous-même, d’accueillir
Dieu et les autres.