C’est donc la sévère conclusion du Sermon sur la montagne.
Un Sermon qui avait commencé par l’annonce des Béatitudes.
Imaginons la scène : les disciples exaltés entourent
Jésus. Ils s’imaginent déjà, eux aussi, prononçant
les discours qui soulèvent les foules, faisant fuir les démons,
réalisant au nom de Jésus le miracle de distribuer le pain
et le poisson en abondance… Ils entourent Jésus, ils sont à ses
genoux : « Seigneur, Seigneur... ».
Une fois de plus, c’est le malentendu et les paroles de Jésus
sont extrêmement dures : « Vous prétendrez
avoir agi en mon nom? Moi je vous répondrai : Je ne vous ai
jamais connus, écartez-vous de moi, vous qui faites le mal » et,
quand Matthieu rédigera son évangile, il aura sans doute
lui aussi en tête, parmi l’église naissante, de ces
prédicateurs convaincants et de ces croyants charismatiques pour
lesquels ces paroles de Jésus ont, cinquante ans plus tard, toute
leur pertinence.
L’important, a rappelé Jésus pendant toute sa vie
publique, n’est pas l’observation de la loi. Ce n’est
pas non plus le dévouement à sa personne, ni les actes d’exception.
C’est tout au long de la vie, au ras du quotidien, qu’il faut
faire la volonté du Père et faire advenir sa justice. Il
ne suffit pas d’entendre, d’adhérer, de prêcher : « toute
personne qui écoute ce que je vous dis là sans le mettre
en pratique est comparable à l’insensé qui a bâti
sa maison sur le sable… »
‘Faire la volonté du Père…’ voilà le
roc sur lequel construire sa vie.
Curieuse image que celle du roc sur lequel la personne prévoyante
a choisi de construire sa maison, comme s’il s’agissait d’un
choix fondateur, initial et définitif, comme s’il était
facile de reconnaître cette volonté du Père, comme
si elle ne faisait pas l’objet d’une incessante interrogation.
N’est-elle pas plutôt comme le rocher que le naufragé prend
comme repère dans la tempête? De très loin, cela semble
un havre sûr et le bon cap à tenir. De près, le roc
est à la fois glissant et plein d’aspérités.
De même, dans les situations concrètes de nos vies, il me
semble que la volonté du Père est indiscernable, fuyante.
Même pour Jésus, il n’a pas été évident
de trouver quelle était la volonté du Père. Pétri
de traditions et de règles dans un milieu dominé par le clergé,
c’est par l’ascèse et la prière que Jésus
a inventé une façon d’être fidèle, par
un prodigieux effort de liberté. Non, il ne serait pas le libérateur
d’Israël, non, il ne prendrait pas parti dans les conflits communautaristes
ou les luttes de classes qui déchiraient son peuple. Ses seuls ennemis
seraient ceux qui prétendent dicter aux humains ce que Dieu exige.
Pour les dirigeants religieux, et avec le même souci de faire la
volonté de Dieu, la stratégie a trop souvent été de
proposer, voire d’imposer à la communauté, une série
de règles et d’interdits, d’encadrer la prise de parole,
de construire des temples et des institutions. J’aime à ce
propos ces mots que Rabelais, l’un des premiers humanistes, fait
dire à Panurge : « Les beaux bâtisseurs de
pierres mortes ne sont pas inscrits dans mon livre de vie. Je ne bâtis
que pierres vives, ce sont hommes. »
Devenir ces pierres vives, c’est à quoi nous invite le Fils
de l’homme. Il nous invite à faire à sa suite l’effort
de liberté pour découvrir, dans l’humilité de
nos défis quotidiens et armés de nos propres talents, comment
accomplir cette volonté du Père. De telles pierres vives,
de ces personnes exceptionnelles et discrètes qui vivent ainsi le
message évangélique, nous en avons dans notre entourage,
dans nos familles, dans notre communauté.
Faire la volonté du Père… ce n’est pas un travail
de contemplatif et c’est loin d’être une science exacte.
Au contraire, c’est par l’écoute constante et en mobilisant
toutes les personnes de bonne volonté au-delà de leurs traditions
religieuses que nous pourrons découvrir les chemins de justice.
Ainsi, j’ai été récemment très impressionnée
par la démarche qui vient d’avoir lieu au Mouvement ATD Quart
Monde entre des femmes et des hommes de différents pays, de différentes
croyances ou non croyants, qui se sont écoutés et ont cherché ensemble
des chemins nouveaux pour affronter les problèmes brûlants
liés à l’extrême pauvreté.
Mais cette écoute active est-elle possible quand on croit faire
partie du peuple élu par Dieu et dépositaire de ses commandements?
Ne pourrions-nous pas lire autrement l’extrait du Deutéronome de
ce matin : « les commandements que je vous donne, mettez-les
dans votre cœur, dans votre âme… suivez le chemin que
vous connaissez » dit Moïse. N’est-ce pas une autre
façon de dire : « la volonté du Seigneur,
cherchez-la au fond de votre cœur, de votre âme; c’est
en vous que vous pouvez la trouver »? Elle est en chaque humain,
de toute éternité et à jamais.
Faire la volonté du Père, ce pourrait être d’obéir à un
maître exigeant, soi-même, en mobilisant toutes nos capacités,
notre intelligence, notre énergie et notre compassion, en tentant,
là où nous amènent les hasards de la vie, d’aménager
le présent pour que la demeure humaine soit un peu plus accueillante à la
vie.
Ce pourrait être aussi de savoir reconnaître chez les autres,
au-delà des différences de religion et de culture, des acteurs
de changement habités du même désir d’accomplir
la volonté du Père, des acteurs avec qui des alliances sont
possibles pour réaliser les petites choses qui font exister le Royaume
de Dieu parmi nous.
Est-ce une interprétation trop souple, trop ‘accommodante’ des
exigences évangéliques? Pour ma part, je ne crois pas mieux
mériter d’entrer dans le Royaume des Cieux que nos enfants
devenus incroyants. Leur quête de justice ne fait pas référence à la ‘volonté du
Père’, mais elle vaut bien la mienne.
Reste de leur éducation chrétienne? J’espère
au moins qu’ils ont quelques souvenirs qui leur permettraient de
penser que, quelquefois, leurs parents ou ceux qu’ils ont connus à St-Albert
ont mis en pratique ce qu’ils ont enseigné. Quelques fragments
de mémoire qui seraient pour eux roc plus que sable, pour l’avenir
du Monde... pour le Royaume qui vient.
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