Construire sa demeure dans la lumière
Il y a des moments où, après avoir entendu un passage d’Évangile
comme celui qu’on vient d’entendre, on aimerait mieux garder
le silence. Mais j’ose une parole, même si je sais ma parole
plus fragile. Depuis quelques dimanches, vous l’aurez remarqué,
on nage dans les paraboles. Celle d’aujourd’hui est particulière
et elle donne à penser. Une parabole a toujours une dimension d’inattendu.
C’est une histoire inventée, un texte ouvert. Une parabole,
on l’écoute; on est toujours rattrapé à quelque
part. Dans cette parabole du gérant trompeur, astucieux, on se demande
où Jésus veut bien en venir. Elle est énigmatique à souhait,
« Faites-vous des amis avec l’argent trompeur! ».
Un gérant qui cherche à s’en sortir pour survivre. « Jouez
d’astuce pour avoir l’air de ne jamais perdre la face; vous aurez
alors un tas d’amis… » J’ai la forte impression
que, dans cette parabole, tout le monde essaie de jouer au plus fin. Et tout
le monde semble être pris à la gorge. Que Jésus donne
en exemple le gérant trompeur, voilà qui surprend! Il est débrouillard
certes, puis après… On en connaît tant de cas semblables
dans nos milieux. Un jour ou l’autre tout finira bien devant la cour
et souvent par une condamnation. Ici tout semble bien se terminer. Rien de
moins que dans les « demeures éternelles ».
Si vous agissez comme cela autour d’un bien aussi fascinant et ambiguë que
l’argent, qu’est-ce que cela révèle? Quelle vie
et pourtant…! De quelles demeures éternelles s’agit-il?
N’y a-t-il pas de l’ironie? Le gérant se fabrique des
amis semblables à lui, dans un monde construit sur mesure; comme lui,
les amis finissent par croire que l’argent a tant de valeur.
Cette parabole parle, bien sûr, de notre conception, de notre regard
et de notre façon de gérer et, j’ajouterais, de
vivre l’argent; elle parle de l’attirance si irrésistible
de l’argent, de ses possibilités de faire du bien tout autant
que d’organiser des combines. Si l’argent n’est là que
pour soi et ses amis, si l’argent nous encercle, il nous enferme dans
un monde qui semble nous ouvrir, bien sûr, à plein de
possibilités. Mais si l’on voit tout à la lueur de cet
argent, je pense qu’on n’ira pas très loin. Le philosophe
anglais Francis Bacon (XVIe s.) comparait l’argent à du
fumier : « Ramassé en tas, il sent mauvais; répandu,
il fertilise le sol et le fait produire. » Vous aurez compris…
« Les fils de ce monde sont plus habiles que les fils de
lumière ». C’est vrai, mais le monde que désire
l’Évangile est ouvert, difficile à construire, à gérer, à rendre
plus solidaire. Un monde où on est encore capable de voir les besoins
et que l’argent peut aider à changer, dans le partage, dans
la solidarité, dans le fait de s’ouvrir les yeux pour voir et
les mains pour partager… dans les rêves d’un monde plus
juste, toujours à construire.
En somme, pourquoi ce récit semble à la fois réaliste
en même temps qu’excessif? Parce qu’à l’époque
où Jésus reprend cette parabole, il semblait y avoir une urgence
de l’espérance, une urgence pour prendre les moyens pour construire
et entrer dans le Royaume? Jésus leur dit : soyez aussi malin
que ce monsieur dont je viens de vous parler. C’est un monsieur astucieux,
mais ce n’est pas cela le plus important. C’est de prendre conscience
que construire le monde, construire le Royaume de Dieu, on ne peut pas le
faire lorsque l’argent semble prendre toute la place. Il est beaucoup
mieux de voyager léger. Et en voyageant léger on a plus de
chance de prendre du temps, pour soi, pour les autres; si on a besoin d’être
astucieux, n’est-ce pas pour vivre et faire vivre dans la lumière?
Il devrait en être ainsi dans la gérance de l’argent.
Nous faire confiance et faire confiance aux autres. Le gérant est à la
fois proposé comme un modèle tout autant qu’un repoussoir.
En somme, ce que je retiens de cette parabole, à la fois claire et
alambiquée, c’est que nous devons ensemble rester libres par
rapport à l’argent, comme de bien d’autres attachements.
« Faites vous des amis avec l’argent trompeur… pour
que ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles ».
Pas facile pour nous qui avons reçu trop souvent une conception très
claire des demeures éternelles, le lieu du repos parfait, là où nous
rencontrons Dieu. Mais il peut y avoir aussi de l’ombre, de la noirceur
dans les demeures éternelles, qui ne feront, pour certains, que continuer
la vie dans laquelle ils se sont enfermés eux-mêmes et qui se
sentent mieux dans la noirceur, dans un monde fabriqué par eux, que
dans la lumière de la vie. En somme, il est plus difficile dans la
vie de travailler à faire la lumière et la justice que de se
fabriquer un monde fermé où tout le monde se ressemble, là où on
exploite la naïveté des gens; là où se jouent et
s’inventent plein d’astuces pour éviter d’affronter
vraiment les difficultés de la vie. C’est peut être le
fil rouge de cette parabole.
À nous maintenant de reprendre la parabole et d’y retrouver
un lieu d’interrogation sur la foi en la vie droite; sur la foi aux
autres et au Dieu de Jésus. Cela nous rappelle que pour suivre
Jésus, cela suppose la liberté, un goût de lumière
et non un goût sombre d’une demeure éternelle enfermante.
Cela ne ressemble pas à un bonheur tranquille, mais à un bonheur
qu’on accueille en faisant la lumière, dans le respect de soi,
des autres et aussi de Dieu. Soyons aussi astucieux que ce gérant,
mais jouons en pleine lumière. J’ose dire que les demeures éternelles
ressembleront, je l’espère, à ces moments où,
dans notre vie, on aura tenté de s’ouvrir à lumière.
Rappelons-nous la vie de Jésus. Comme lui, soyons fils et filles,
astucieux peut-être, mais dans la lumière.
La prière peut être un de ces moments privilégiés
pour nous rappeler ces choses. C’est ce que pense Paul, dans sa lettre à Timothée,
lorsqu’il écrit : (suit la lecture de Tim. 2, 1…8)