Un passage d’Évangile surprenant et, à certains égards,
insolite! Depuis deux ou trois dimanches, l’évangéliste
Luc a l’art d’attirer notre attention et même de nous mettre
parfois mal à l’aise. On a envie de dire : c’est
pas possible! Jésus qui nous enseigne l’art de nous mettre à table.
Jésus qui nous dit à ne plus inviter « ni ses amis,
ni ses frères, ni ses parents, ni ses riches voisines » pour
le repas. C’est quoi cet Évangile? Mais, en même temps, n’est-ce
pas là une bonne façon de nous mettre en interrogation?
Toute cette réflexion part d’une situation courante. Jésus
est reçu à manger chez un chef des pharisiens. Il remarque
que « les invités choisissaient les premières places ».
Je me posais la question pour moi-même. Si j’avais été là comme
invité et que Jésus avait été présent, est-ce
que je n’aurais pas aimé, moi aussi, m’asseoir à la
table, non loin de lui?
C’est rare que, dans une homélie, je raconte mes petites histoires
personnelles. Mais en relisant ce passage d’Évangile, je ne
peux m’empêcher de vous rapporter un souvenir de cet été.
J’étais en congrès loin d’ici. Tous les membres
du congrès, près de 300 personnes, nous avons été invités à dîner
par le maire de la ville. C’était le soir, dans un jardin splendide.
Or en arrivant, nous étions un groupe et nous avons remarqué une
table libre mais fort bien située sous un immense palmier. On s’y
précipite et on s’assied. Or la sécurité est vite
venue nous déloger pour nous dire que nous étions à la
table réservée au maire et à ses invités privilégiés.
Bonne leçon d’humilité à notre précipitation. « Cède
lui ta place, et tu irais plein de honte prendre la dernière place ».
Effectivement, tant pis pour nous, nous nous sommes ramassés près
de l’endroit où s’organisait le service des tables. Plus
sérieusement, et si l’Évangile commençait là dans
une sorte d’apprentissage et de savoir-vivre?
Que peut-on faire de l’exemple de Jésus? Jésus s’est
situé sur l’écran des autres. Il y a quelque chose de
profond à saisir dans ce passage de Luc. Mais quoi exactement? Cette
anecdote de vie et son interprétation parlent à la fois de
Dieu et de nous. D’un Dieu qui nous désire et qui veut que nous
trouvions notre vraie place dans la vie; que nous ayons un regard juste sur
nous-mêmes, de ne pas nous surestimer, ne pas nous sous-estimer non
plus. Dieu qui nous veut à notre place, et qui nous redit : « connais-toi
toi-même ». N’est-ce pas cela la vision de Dieu? Ne
te prends pas pour un autre, ne te précipite pas vers les premières
places, prend le temps de vivre, de regarder et de te regarder. C’est
là que la vie commence; c’est là et là seul que
l’Évangile peut nous atteindre. C’est de cela dont il
est question. C’est un appel à nous ouvrir les yeux, à nous
ouvrir le cœur et à agir en conséquence. Un appel à prendre
notre place dans la vie et pas la place des autres. En somme, que nous soyons
ajustés à ce que nous sommes. Un Évangile qui parle
de l’humain, qui nous dit quelque chose sur la façon de recevoir
sa vie, de se mettre à la suite de Jésus.
Dernière partie de l’Évangile. Une conclusion inattendue
et stupéfiante. Jésus rappelle à celui qui l’avait
invité à un repas, qu’il ne faut pas inviter ses parents
et amis… On a le goût de dire : quand même! Si tu
invites que tes amis, tes frères, tu risques de t’enfermer,
de ne pas voir plus loin, d’oublier le monde qui n’est pas de
ton cercle. Cette parole interpelle; elle s’adresse à chacune
et à chacun; elle s’adresse aussi aux sociétés.
Demandons-nous : qui invite celui ou celle qui ne lui rendra rien? Combien
de temps, les peuples riches tiendront-ils la table abondante que pour les
riches, tandis que les autres continueront à souffrir de faim? Plus
on reste uniquement entre nous, moins on progresse. Il nous faut ouvrir une
oreille qui écoute l’humanité à l’image
de Dieu.
Ce midi, c’est l’Évangile de la juste place. Savoir prendre
notre place, avoir assez d’estime de soi pour ne jamais oublier les
autres. C’est fascinant, c’est difficile; ce n’est pas évident.
Jésus en sentait toute la difficulté et je pense qu’il
en a mis davantage pour réveiller les auditeurs. C’est à partir
d’une situation qu’il n’invente pas, qui est réelle;
il a vu des gens agir ainsi. Son humilité en fait un homme juste au
service de tous et pas seulement au service de ceux qui vous rapporte…
Je prolonge ce passage jusqu’à nous, ici rassemblés.
Je pense qu’il y a quelque chose qui dit que la communauté chrétienne
doit rester une communauté ouverte à tous. Nous tentons de
ne pas nous prendre pour d’autres, de penser à l’autre,
d’agir avec les autres, de vivre selon ce qu’on est, avec nos
limites et nos grandeurs. Une communauté qui doit veiller à nous
rendre meilleurs et à rendre le monde meilleur, à faire preuve
d’humanité, sachant que l’Évangile ne passe que
là. Tenter de rejoindre la même liberté que Jésus
a vécu et manifesté. Que notre eucharistie ne lance pas l’invitation
seulement à nos « frères et sœurs et amis »,
mis à celles et à ceux qui veulent se découvrir frères
et sœurs. C’est le « repas des estropiés ».
C’est là qu’on y trouvera le bonheur et que nous ferons
l’apprentissage de notre juste place, en gardant un œil vigilant
sur nous et sur les autres. Jésus avait peut-être compris qu’il
faut aussi un brin d’humour pour vivre l’espérance.