Longtemps, j’ai eu de la difficulté à accepter ce texte de Paul en raison de la hiérarchie qu’à première vue, il semble établir.
Un seul corps, oui! Mais certains organes plus importants, voire essentiels et d’autres, non : premièrement, deuxièmement, troisièmement… puis… Autrement dit, les organes vitaux sont bien identifiés, quant aux autres… Dans ce système, je ne pouvais prétendre être, tout au plus, que le petit orteil et encore… si au moins, j’étais le petit doigt, porteur de tant de renseignements, d’intuitions : « mon petit doigt m’a dit… »
Mais comme infirmière, j’ai appris depuis longtemps que le corps est un organisme complexe qui n’est pas hiérarchisé du tout. Et je vois aujourd’hui que la comparaison de Paul a un sens beaucoup plus inclusif que je l’avais compris au départ.
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Paul nous dit : « Tous les membres, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps. Il en est ainsi pour le Christ. Tous, Juifs ou païens, esclaves ou hommes libres, nous avons été baptisés dans l’unique Esprit. Tous nous avons été désaltérés par l’unique Esprit ».
C’est là l’essentiel et il est bon de se le rappeler en ce jour où nous prions pour l’Unité des Chrétiens. Quelle que soit notre tradition, nous faisons corps dans le Christ, nous sommes cette présence du Christ au monde… Aucun membre ne peut remplacer l’autre ni prétendre être le tout, mais chaque membre (chaque chrétien, chaque communauté chrétienne) est indispensable à la santé du corps tout entier.
Chacun de nous a déjà expérimenté dans son propre corps, cette interaction parfois douloureuse. On sait à quel point tout notre organisme est affecté lorsqu’un de ses membres, de ses organes, de ses systèmes, est souffrant. Nous savons d’expérience que même le petit orteil est essentiel à la mobilité, à l’équilibre.
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Mais je suis étonnée de voir que la comparaison de Paul
va encore plus loin. Tout en rappelant la nécessité que les différents
membres aient le souci les uns des autres, il souligne que chacun est
indispensable, même ceux qui dérangent, ceux dont on croit
pouvoir se passer :
- Ceux qui nous paraissent « délicats », fragiles
(ceux à qui
nous devons faire attention mais dont on n’attend rien, sur qui on ne
peut pas vraiment compter?).
- Ceux qui ne semblent pas respectables, (ceux qui nous font honte, dans lesquels
on ne se reconnaît pas?).
- Ceux qui sont moins décents (ceux qui se mettent à nu, qui
dévoilent ce qu’on voudrait garder secret?).
Aucun ne peut dire à l’autre « Je n’ai pas besoin de toi ».
Cela crée un renversement de perspective.
Personne ne peut dire qu’il n’a pas besoin de celui qui est différent,
qui est en marge.
Celui qui donne, qui va vers l’autre, ne peut pas dire qu’il n’a
pas besoin de celui qui reçoit son aide.
Je pense, par exemple, à ce jeune homme, nouvel animateur d’un groupe d’entraide pour des personnes ayant des problèmes de santé mentale. Il nous disait à quel point il était émerveillé par la sagesse, le courage de ces personnes et leur capacité de vivre avec la maladie… À sa grande surprise, elles étaient pour lui un exemple qui l’aidait aussi à vivre.
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N’est-ce pas une façon de reconnaître en l’autre, le don de Dieu?
Par ailleurs, ne sommes-nous pas aussi invités à reconnaître en soi, le don de Dieu? Reconnaître ce que nous pouvons donner aux autres malgré nos limites, nos pauvretés et parfois grâce à elles. Dieu se trace en nous un chemin, pour que nous ayons le souci les uns des autres.
Nous avons reçu le même Esprit. Nous participons au Corps du Christ. Chacun de nous est invité à participer à Son projet, à témoigner de Sa promesse, tels que nous sommes, au meilleur de nous-mêmes, en toute confiance, puisque c’est l’Unique Esprit qui vit en nous, l’Unique Amour, et qu’il nous appartient de le faire vivre, maintenant.
L’évangéliste Jean avait retenu le miracle de Cana comme l’événement inaugural. Luc a plutôt choisi l’épisode de la synagogue de Nazareth. C’est en quelque sorte un choix éditorial. Pour l’évangéliste, c’est cette narration qui lui permettra (à la manière de la bande-annonce d’un film) de résumer qui est Jésus, ce que seront sa vie publique et ses enseignements.
La plupart des commentateurs comprennent que Jésus se déclare le Messie annoncé par Isaïe. J’aimerais vous proposer une interprétation, sinon différente, au moins complémentaire.
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Dans ce village où il connaît tout le monde, on attendait Jésus pour l’homélie. Ce jeune homme était une personnalité (car il enseignait dans les synagogues et tout le monde faisait son éloge). Mais, en lisant le passage du prophète Isaïe, Jésus se trouble, s’interrompt, renonce au commentaire. Il ferme le livre, retourne à sa place et prie intensément… Porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, libérer ceux que leur mal emprisonne, guérir de tous les aveuglements… il ne s’agit pas d’enseigner, mais de témoigner. Il ne faut pas attendre les gens dans le temple, il faut aller à leur rencontre. Il ne faut pas donner l’espoir, il faut guérir. Aujourd’hui, se convainct Jésus, il me faut accomplir la Parole, hors du temple, hors du livre, sur les routes, au gré des rencontres, en faisant confiance à l’Esprit. C’est cette décision qu’il communique aux personnes de l’assemblée : la promesse de l’Écriture, il faut l’accomplir.
L’épisode raconterait donc dans quelles circonstances Jésus
a décidé de fermer le livre et d’aller à la rencontre
de l’humanité souffrante. 2000 ans après J-C, nous faisons
encore mémoire de Lui, de son enracinement dans la tradition judaïque
et de son incroyable liberté, de ses enseignements et surtout de sa
présence vivante. Car, plus que l’Écriture, c’est
Lui qui nous rassemble.
Les plus anciens de cette communauté venaient dans ce lieu, il y a 40 ans, pour la prédication dominicaine. Il se disait ici une parole qui n’était ni moralisante, ni impérative, qui faisait appel à l’intelligence et qui respectait le cheminement et la tradition chrétienne de chacun. Au fil des années, une parole qui dit de mieux en mieux que Dieu s’est incarné, que l’Évangile parle du mystère de Dieu mais surtout de la grandeur de notre condition humaine, que l’Évangile est surtout le récit de rencontres qui font surgir la vie.
Aujourd’hui, il me semble que nous en sommes à tenter de créer
par la musique, la poésie… et le silence, l'espace intérieur
et les conditions pour qu'on sente Jésus assis au milieu de nous, livre
fermé, et que nous atteigne ce murmure qui dirait à chacun : l'Esprit
est sur toi, le Seigneur t'a envoyé. À chacune et chacun
de nous, dans sa liberté, de repérer l’aveugle et l’opprimé,
d’accomplir le miracle de regarder l’autre avec les yeux de Jésus.
Cette façon de faire communauté, c’est un pari d’Église : la liberté, l’intelligence, l’intériorité… au risque de la stérilité. Parmi les communautés chrétiennes, il en est des contemplatives ou des prosélytes, des traditionnelles ou des militantes. Elles sont toutes nécessaires, toutes membres du Corps du Christ. Aucune d’entre elles ne devrait s’y percevoir comme le ‘petit doigt’ qui connaît plus et comprend mieux.
Pour les communautés chrétiennes, et pour la nôtre, aujourd’hui comme du temps de Paul et Luc, garder Jésus vivant, c’est annoncer son Évangile et c’est, surtout, avec Lui, continuer de l’accomplir.
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