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Communauté chrétienne
Saint-Albert-Le-Grand à Montréal |
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Poétique et Liturgie
CONFÉRENCE
(Ottawa, janvier 2005)
Professeur
honoraire
Université de
Montréal
L’invitation que vous m’avez faite de venir
célébrer avec mon confrère Thomas Potvin et vous tous,
notre accession au grade de Maître en sacrée théologie
me touche et m’honore. Ce vieux titre qui nous vient du Moyen-âge,
que des confrères dominicains de cette Province ont reçu en reconnaissance
de leur travail intellectuel, dit l’importance que revêt dans l’Ordre
l’enseignement et la recherche en théologie, en philosophie et
dans les sciences humaines et sociales. Comme Thomas Potvin l’a fait
toute sa vie avec compétence, ici à l’intérieur
du Collège, je me suis efforcé, pour ma part, de communier à cet
esprit dominicain soucieux d’une quête de vérité dans
le cadre de mon enseignement à l’Université de Montréal
et comme professeur invité dans d’autres universités québécoises.
J’ai aussi participé à plusieurs forums ici ou ailleurs, écrit
de nombreux textes et travaillé à la fondation et à la
direction de revues scientifiques ou de pratiques liturgiques. C’est
cette quête de vérité que j’ai voulu transmettre
aux étudiants et étudiantes ainsi qu’aux intervenants et
intervenantes en pastorale, plus spécialement en pastorale liturgique
et sacramentaire. Ce furent et ce sont toujours des années bien remplies,
riches de découvertes et de contacts en tous genres, à travers
les cours, les travaux, les séminaires, l’accompagnement de maîtrises
et de thèses, les publications diverses et les responsabilités
administratives.
Ai-je réussi? À certains jours d’automne,
quand je regarde plus particulièrement la situation de la pratique liturgique
dans bien des communautés et la capacité d’intelligence
d’une foi critique et du sens d’une célébration liturgique,
je me prends à porter un regard plutôt sceptique sur les réussites; à certains
jours d’été et de printemps, qui sont tout de même
les jours les plus longs, — et je m’en réjouis — je
me dis que les quelques grains semés ici ou là, le questionnement
ouvert comme attitude de recherche, cela doit donner des fruits. Au moins,
il reste un questionnement et je dois, à quelque part, y être
pour quelque chose! Je remercie M. Gabor Csepregi, président
du Collège, de m’avoir invité à célébrer
cet événement ici, au Collège dominicain.
J’en viens à mes quelques réflexions
que j’ai intitulées Poétique
et liturgie, en vous demandant d’admettre, avec une saine bienveillance,
que vous ne trouverez en mes mots ni logique, ni solution à un problème
dangereux comme la vie. Mais tout d’abord, j’aimerais insister
sur une conviction fondamentale que je saurais dissocier de
mon travail intellectuel, mais aussi de ma pratique de foi et du service
presbytéral : mes liens serrés, depuis les toutes premières
heures de ma vie dominicaine, à la Communauté chrétienne
Saint-Albert-le-Grand de Montréal. Je dois beaucoup à l’expérience
de foi qui se vit dans cette communauté. D’où cette conviction
qui oriente ma réflexion et que j’énoncerai ainsi :
la foi chrétienne comporte une dimension poétique incontournable
et la liturgie en est l’espace et l’expression privilégiés.
Je réfléchirai, en un premier temps sur le langage poétique
et la foi pour ensuite, en un deuxième temps, ouvrir la réflexion
sur le sens de la liturgie comme lieu poétique.
I. Langage poétique et foi
Un constat de départ. Quand je compare le nombre « d’espaces
spirituels », d’inspiration chrétienne ou autres, qui
surgissent en plusieurs lieux pour tenter de renouer avec la dimension poétique
de la foi, et le peu d’inspiration poétique qui accompagnent certaines
de nos célébrations liturgiques traditionnelles, je reste songeur
et les questions surgissent. Pourquoi ces espaces spirituels attirent-ils autant
de monde, jeunes et vieux, et, nos célébrations liturgiques,
si peu? Pourquoi la dimension poétique marquante de ces espaces
est-elle accueillie avec intensité et recherche d’intériorité et
nos célébrations liturgiques, si peu? J’ai eu la
chance de voir récemment, à Montréal, la pièce Cérémonials de
l’auteure et scénariste Brigitte
Poupart. Cette pièce nous
fait assister, en première partie, à une dernière messe
célébrée dans une église qu’on vient de vendre
pour la convertir en condominium. C’est une caricature bien campée,
et assez juste à mon avis, de certaines nos célébrations
liturgiques. En fait, ce que cette pièce veut montrer, c’est ceci :
lorsque la dimension poétique s’absente, l’insignifiance
gagne les célébrations, et tout peut devenir un long malentendu.
La deuxième partie de la pièce nous entraîne dans des scènes
de vie quotidienne des nouveaux résidents des condominium où le
sens poétique est absent au profit d’une vie qui se joue dans
une sorte de sport extrême.
Ces observations m’ont fait prendre conscience, s’il
en était
besoin, que le langage poétique est peut-être une terre
souhaitée mais peu fréquentée parce qu’on la connaît
mal. Sans trop le savoir, nous préférons vivre dans un monde
moins incertain, moins ouvert, mieux contrôlé. À cet égard,
n’importe lequel rituel peut bien servir cette mentalité d’une
recherche de sécurité. La même difficulté, nous
la retrouvons aussi entre la poésie et le langage de la foi, tout comme
entre le poète et une certaine idée de faire-assemblée
en Église. Il y a l’aventure poétique d’une part
qui semblerait réservée à quelques initiés ou passionnés,
et il y a la foi. La première est d’une certaine façon
plus vaste que l’autre; la seconde ne rejoindra la première, éventuellement,
qu’en s’élevant vers la mystique. Si la foi n’est
qu’une mise en ordre, elle assoupit et elle stérilise; si
elle se fait quête, elle rejoindra à un certain moment l’élan
poétique. Dans son livre autobiographique traduit sous le titre : « J’avoue
que j’ai vécu », Pablo
Néruda écrivait
ceci : « La poésie est le penchant naturel de l’homme
et elle lui a inspiré la liturgie, les psaumes, et aussi le contenu
des religions… A l’époque moderne, le poète,
pour défendre sa poésie, reçoit son investiture de la
rue et des masses… Lui qui avait signé autrefois un pacte avec
les ténèbres doit maintenant interpréter la lumière » (Trad.
Gallimard, Paris, 1987). Pour notre part, nous pourrions nous demander :
la liturgie interprète-elle la lumière?
Se demander si la foi, marquée par la mémoire
du Christ, peut se passer du langage poétique est une question
qui me paraît
légitime. Mais la réponse ne fait pas de doute. Le langage poétique
introduit ou provoque une rupture dans un monde fermé; il fait
sauter les scellées qui enserrent nos assurances trop fortement établies;
il nous ouvre à cela même qui est insoupçonné. Entre
nos existences quotidiennes, parfois peu sensibles au poème et à un Évangile
qui s’adresse au quotidien, se peut-il qu’il manque cette rupture
qui est en fait ouverture et profondeur? La poétique est concernée
par la foi sous l’angle des ouvertures et des questionnements qui demeurent :
le pari de la résurrection, le pari du corps mystique, le pari de la
présence eucharistique, le pari de l’éthique et le pari
du face à Dieu. Entrer en poésie n’est pas se convertir
nécessairement au Dieu qui vient, mais, d’un autre côté,
pouvons-nous percevoir que Dieu vient à nous si nous désertons
le langage poétique? On doit se demander s’il n’y
a pas un lien entre l’absence de signification de la foi et la dépoétisation
non seulement du langage religieux et liturgique, mais dépoétisation
du sens de la vie?
Le langage de la foi a emprunté les sentiers de la
poésie dans
l’histoire de la révélation et dans la vie de l’Église.
Comment entendre une telle Parole et comment l’accueillir si on a, pour
toute demeure, les seuls langages de l’enseignement dogmatique, de la
définition pédagogique, du récit historique et de la législation?
La foi utilise certes de nombreux langages autres que poétiques et il
serait grave de les éliminer. Mais le danger est de réduire à l’insignifiance
le langage poétique de la foi, de le cantonner à certains groupes
croyants, hors du commun, alors qu‘il est peut-être le secret de
tous les autres langages et le point extrême où la parole de Dieu
manifeste son éclat.
Pour tenter de définir la poésie (est-ce d’ailleurs
possible et désirable?), on a usé et abusé, de l’expression « aventure
spirituelle ». Les appels à la muse ou à un dieu,
que l’on fait si souvent, sont-ils pure rhétorique ou expriment-ils
le sentiment d’« autre chose » qui doit intervenir,
ce chant que l’on entonne, mais qui n’est pas seulement notre chant.
La question alors n’est pas tellement : qu’est cette « autre
chose »? Car qui, pourrait y répondre? Elle est
plutôt : comment rencontrer, écouter, comment continuer ce
chant? Que
sera cette relation à l’« autre chose »?
Il semble qu’elle doive commencer par un silence, une attente. Son aventure,
c’est d’abord cette attente, une attente qui a un goût d’absence
et de désir.
Cette absence et ce désir sont devenus fondateurs,
ils ont déclenché une
prise en charge et un désir d’action. Le paysage demeure alors
un espace ouvert, une expérience radicale du lointain, d’un horizon
qui, à la fois, promet et exige de se rapprocher. Le trajet, le cheminement,
l’approche ou encore l’attente semblent construire la condition
même de l’existence de la voix poétique, de la résonance
et de sa vibration. Ce « pas encore » est si présent
dans la foi chrétienne; il dit le nécessaire abandon que
recèle la dimension eschatologique.
Comment définir le langage poétique?
L’un
des paradoxes les plus irritants du phénomène poétique
est qu’on ne peut le réduire à une formulation décisive
qui se révélerait acceptable par tous et à toutes les époques.
Art vivant, la poésie refait sans cesse l’ensemble des tissus
qui la composent. Qu’est-ce que la poésie? C’est un
langage qui fait chanter les mots et les choses ou les fait crier. Un poète
qui habite si profondément l’expérience chrétienne,
particulièrement la liturgie, Patrice
de la Tour du Pin, craignant de
s’installer dans une conception figée, une position arrêtée,
ne veut pas tenter une définition du langage poétique. Il préfère
se placer à l’intérieur de cette dynamique, ce qui est
précisément la position poétique, pour y faire ce qu’il
pourra y faire. Pour Patrice
de la Tour du Pin, la poétique est une
démarche de l’esprit, différente de celles qui consiste à dégager
la pensée pour extraire, classer et ordonner des idées pour ensuite
construire; la poétique, pour lui, s’effectue en rassemblant
les diverses dimensions de l’être humain (ses sens, sa pensée,
son coeur, son imagination) vers un centre commun, un foyer. C’est de
là que le poète essaiera d’élever sa voix la plus
personnelle, pour l’envoyer vers des ensembles plus grands et plus complets
que le sien, tout en s’alimentant à eux. À cet égard,
Patrice
de la Tour du Pin manifeste que la poétique rassemble et instaure
une communion. N’est-ce pas ce qui caractérise l’expérience
liturgique?
II. Le langage poétique et l’action liturgique
Nous sommes si près de la foi chrétienne. Et
si Dieu parlait en poète. C’est, il me semble, ce qu’ont
compris différents
auteurs de bien des textes dans la Bible et bien des communautés
chrétiennes qui ont forgé les premières heures et la suite
de notre expérience liturgique et qui nous ont permis de vivre cette
dimension poétique jusqu’à aujourd’hui. La dimension
poétique de la foi prend au sérieux le « fait à l’image
de Dieu ».
Des poètes nombreux, habitent nos sociétés,
nos espaces religieux, nos espaces d’Église aussi. Trop souvent
ils nous effraient; nous les ignorons. Qu’on pense à tous ces
créateurs de
poèmes, de psaumes, de textes poétiques, de paroles remplis
d’enseignement à accueillir, à tous ces artistes créateurs
de vie. Qu’on pense aux musiciens et aux musiciennes qui depuis toujours, à même
les résonances culturelles de leur temps, ont travaillé et travaillent à enrichir
l’action liturgique avec tous les instruments de musique et la voix.
Des musiciens à la recherche de musicalités porteuses selon les
cycles du temps liturgique, selon la composition des corps et des voix en mouvement,
selon les narrations sacrées mille fois entendues, et la vox ecclesiae,
rassemblée autour des grandes symboliques liturgiques. Le langage poétique n’est
pas simplement un instrument au service de l’action liturgique, il est
partie prenante de la création de cette action. J’abonde dans
le sens des commentateurs du document Universa Lau(1), qui
soutiennent que « la spécificité de la musique rituelle
utilisée par les chrétiens ne se situe pas dans la forme, le
style ou la langue, mais dans la manière dont une musique est intégrée à la
liturgie. (...) La condition fondamentale réside dans la possibilité d’en
faire un élément poétique de l’ensemble de l’action
liturgique. » Comme l’art, la liturgie a la prétention
de faire entendre l’inouï; elle transcende et sublime l’existence.
Elle est création.
Tous les arts apportent dans la liturgie, comme souvent dans
la vie quotidienne, une dimension qui ouvre au poétique, à l’habitation
d’un temps et d’un lieu, et qui établit une présence
dans la proximité de Dieu et des autres. La musique est un bel exemple
d’une intervention dans laquelle la dimension poétique de la liturgie
est mise en jeu. On pourrait en dire autant des artistes peintres et des architectes
des présidents et présidentes des célébrations. Quels
que soient les outils, les ressources ou les accessoires que l’action
liturgique utilise, c’est d’abord pour faire sens et ouvrir le
champ des significations liées à la singularité de l’expérience
chrétienne dans le cadre de cette dimension.
Cela dit, comme liturgiste, depuis la réforme du Concile
Vatican II, je me suis donné bien du mal, dans ma recherche et dans
mes cours universitaires, à vouloir
transmettre à mes étudiants l’information, l’histoire,
la culture, les outils et les regards nécessaires pour redonner à l’action
liturgique toute son intensité, son intériorité et sa
poétique, à la sortir de cette idée d’instrumentalité au
service de la foi pour oser revenir en arrière. Je suis de ceux qui
pensent que, dans le contexte de l’Église présente, nous
avons peine à nous défaire de cette perception de la liturgie
comme étant une technique — comme autrefois en théologie,
on parlait des sacrements comme des moyens, des techniques de salut. Cela a
pour conséquence que les intervenants et intervenantes en liturgie se
perçoivent souvent plus comme des « techniciens » du
rituel, que comme des personnes sensibles à la dimension poétique
de l’action et à sa mise en scène. Trop souvent, les présidents
et les présidentes manquent étrangement de sens poétique;
ce qui déteint, dans les faits, sur les assemblées. On habite
la liturgie qu’en poète
III. Comment rendre compte de la dimension
poétique de
la liturgie?
i. Liturgie et symbolique
Pour commencer, j’aimerais rappeler, à la
suite de Jean-Yves Lacoste dans son livre : Expérience et absolu.
Questions disputées sur l’humanité de l’homme,
un ouvrage dense et difficile, mais passionnant, que la dimension
poétique de la liturgie surgit du fait qu’elle peut
devenir un lieu de pensée en ce qu’elle convient à la « logique
qui préside à la rencontre de l’homme et de Dieu »(2).
Lacoste apporte une extension au concept de liturgie qu’on pourrait
interroger. L’un des traits majeurs de la liturgie judéo-chrétienne,
c’est la célébration de la rencontre historique de Dieu
avec le peuple. Et la perception la plus profonde de la liturgie est que, en
célébrant l’événement dans l’histoire,
on renouvelle la rencontre dans le hic et nunc.
L’analyse que Jean-Yves Lacoste fait du phénomène
liturgique dans l’ouvrage que je viens de citer me paraît fort
pertinente pour notre propos. La liturgie est, à ses yeux, un jeu joué devant
Dieu. Travail de liberté et de surdétermination, la liturgie
fait penser en termes de liens : lien avec Dieu, lien avec les autres, lien
avec un Absolu(3). Comme l’écrit
par ailleurs Jean Greisch(4) : « la
liturgie donne à penser l’existence comme étant ce qui
met en relation l’homme non pas avec un sacré, dont la
proximité nous soit garantie, mais avec un Absolu auquel l’homme
ne fait face que dans une distance infinie ». L’essence
de la liturgie ne consiste-t-elle pas à revenir, par moments consacrés,
sur les sites fondateurs qui permettent l’intelligence et le goût
des choses et de soi, de la mémoire aussi et nous ouvre à l’assentiment…
Dans la liturgie, on existe en présence de Dieu, coram
Deo;
on s’expose à Lui, en même temps qu’elle est ouverture
au monde. Comme l’écrit Lacoste « la liturgie manifeste
que le monde n’est pas intranscendable »(5).
Ainsi, la liturgie délimite dans l’espace de l’être-au-monde
et de la facticité — qu’en aucun cas elle ne saurait abolir —,
un espace nouveau qui entraîne d’abord une redéfinition
du lieu, celui-ci n’étant plus pensé comme être-là,
mais comme être vers. C’est en ce sens que la liturgie
peut constituer une situation poétique, qui fait appel à tous
les sens, marque le rapport du sujet célébrant à l’histoire.
Elle met en mouvement, elle recrée une situation dont l’efficacité est
de l’ordre du symbole, du lien à soutenir. Mais l’expérience
liturgique échappe par essence au réseau des fins utiles. Quoi
qu’elle mette en œuvre, elle ne produit rien; elle est non-nécessaire,
bien que plus-que-nécessaire; elle est absence d’œuvre,
bien qu’opus Dei. Dans le mouvement du poème, la
liturgie refuse d’entrer dans une logique de production. Elle n’est
pas un labeur. Comme l’écrit Michel de Certeau, la liturgie est
de « l’ordre de l’excès et de l’ouverture.
C’est une pure dépense. »(6).
À quelque part, la liturgie a quelque chose de la marginalité et
peut facilement devenir un alibi pour qui refuse d’habiter le monde et
pour qui la liturgie peut devenir une diversion. Mais tel est le risque et
en même
temps son ordre de recréation et d’exhaussement. Comme conséquence,
il importe de ne pas taire l’inexpérience à laquelle doit
consentir quiconque entre en liturgie. Cette inexpérience peut se comprendre
comme le fait que la nature même de l’acte liturgique interdit
de l’évaluer en terme de vécu de la conscience. Ce qui
fait à la fois sa faiblesse et sa force.
Passant à la charge positive, je retiendrai deux mots
que je reprends de J.-Y. Lacoste, pour désigner la liturgie : entracte
et veille. La liturgie est un « entracte » qui n’est
pas un alibi qui permettrait au sujet d’échapper aux responsabilités
de l’histoire. Nous célébrons entre actes. Le problème
est de savoir en quel sens cet entracte peut rencontrer l’exigence morale.
Dans le même mouvement, la liturgie assure une veille, ouvre une fenêtre
sur le mystère, sur le matin de notre relation à l’Absolu,
jusqu’au soir lorsque toute histoire sera accomplie et que nous pourrons
exulter en sa présence. Pour celui qui entre en liturgie, son attention
et son attente de Dieu revêtent symboliquement le caractère nocturne
de la veille où on donne du temps qu’on pourrait donner au sommeil.
La veille nous révèle à nous-mêmes
tels que
nous voudrions être. La veille est un temps favorable pour la liturgie.
La célébration liturgique se trouve au carrefour
d’un
avant — la vie quotidienne —, d’un présent — la
célébration — et d’un futur — le recentrement
sur l’utopie chrétienne,
l’avènement du Royaume. Elle est le jeu symbolique du « faire
mémoire » et du « faire retour », de
la mémoire étrange de l’essentiel, c’est-à-dire
que, quand Dieu consent à mourir, à s’aliéner, il
inverse les rapports à l’absolu. La célébration
liturgique est aussi un rappel du seuil où cesse la profanité pour
aller vers autre chose, au-delà même du sacré, pour faire
surgir une présence significative du Christ.
La liturgie est d’abord jeu de relations, attente de Dieu
et de sa communication au cœur de l’histoire humaine. La veille
liturgique instaure les conditions de l’hospitalité que l’être
croyant veut offrir à l’Absolu. A cet égard, elle
est incarnation dont le visage de Jésus reste, dans l’expérience
chrétienne, la trace toujours à relire et à relier dans
un « faire–mémoire ». Tout ce qui sert à sa
mise en œuvre, ou mieux, à sa mise en scène, en vient à dépasser
la seule fonction instrumentale pour entrer dans la création même
de l’espace et du temps liturgiques.
ii. Symbolique, communication et médiation
C’est sous l’angle de la philosophie du langage
que la liturgie et les sacrements chrétiens sont analysés. Louis-Marie
Chauvet, dans des publications fort reconnues, on le sait, a fait un travail
de pionnier en ce sens(7). Maintenant, il
va presque de soi de penser la liturgie en termes de langage — un langage
symbolique — qu’il s’agisse de gestes et de mots dont la
séquence est
entièrement prévisible. Pour étudier un rituel, il ne
faut pas analyser isolément les éléments qui le composent — objets,
paroles, gestes — mais en chercher la signification dans le système
symbolique global auquel ils appartiennent, les élever à l’attente
si caractéristique de la dimension poétique.
Au niveau du langage, la liturgie ne s’identifie pas à ces
autres expressions de la foi que sont le témoignage de vie, les institutions
ecclésiales, les formes de prière intime, l’engagement
moral, le discours théologique ou l’art sacré. Si elle
apparaît comme une situation de discours(8),
ce n’est pas au sens exclusivement verbal du terme. En effet, il n’y
a pas seulement ce que l’on appelle « liturgie de la Parole » qui
soit parole; tous les actes liturgiques, y compris la musique, sont informés par
une parole qui en explicite le sens. La liturgie constitue une écriture,
un langage du dit, qui suggère, qui symbolise quelque
chose. Elle dégage un ou plusieurs sens et, à cet égard,
elle est de l’ordre du sémantique.
Mais cette situation de la liturgie comme langage se réfère à un événement
fondateur, lui-même porteur de sens. C’est donc une situation qui
reprend à son compte un sens déjà offert. Dans cette perspective,
le langage liturgique, comme tout langage d’ailleurs, ne se comprend
que dans sa situation liée à une tradition. Il est même
en situation constante de mémorial, de souvenir. Il est le moment de
reconnaissance, comme la fête d’ailleurs qui en est une dimension
essentielle, de ce qui est et de ce qui est à venir. Dans le langage
liturgique, l’événement inscrit dans un texte redevient
discours, proclamation, évangile, par les gestes du mémorial,
du souvenir; par la dimension que lui confère la tradition.
Nous rejoignons ici le mouvement de la tradition chrétienne
quand, dans la ritualité, il s’agit de vivre de la mémoire
du Dieu de Jésus Christ, non comme un simple événement
du passé, mais comme un événement qui ouvre sur l’avenir.
L’action liturgique est ouverture de sens parce qu’elle incarne
ce que la tradition a commencé à donner comme repères
de valeurs fondamentales liées à l’Évangile : ouverture
aux plus petits, gérance des ambiguïtés de la vie dans une
mémoire d’espérance, l’approche de la mort comme
transition et l’émergence de la résurrection.
Dans la mesure où la liturgie est un discours situé dans
une histoire, dans une tradition en devenir, toujours lié à une
action pratique en voie de réalisation, il devient artificiel d’isoler
la recherche de sens et l’action chrétienne. Or, il semble bien
que la liturgie réalise dans son langage même la synthèse
du sens et de l’action parce qu’elle est un lieu où pratique
et herméneutique se lient indissociablement pour interpréter
cette action. La liturgie peut devenir un lieu de pensée (J.Greich).
Là se dissout l’écart entre herméneutique et pratique,
de sorte que l’action liturgique nous redit qu’il n’existe
pas d’herméneutique sans pratique. Dans le langage liturgique,
ce n’est pas d’abord l’orthodoxie qui est en cause dans la
proclamation plus ou moins correcte d’un credo; la vérité se
façonne dans la mise en scène, qui produit un style de foi plus
ou moins pertinent, qui vérifie le dynamisme du Royaume en devenir
Le véritable metteur en scène croit en la dimension symbolique
de sa mise en scène comme lieu d’ouverture et d’énonciation
de la vie; il crée un lieu de sens et de nouvelles significations. Il
y a place à la créativité dans l’action liturgique,
même s’il faut toujours en respecter les grandes intentions. Mettre
en scène, c’est mettre des signes en œuvre pour créer
un espace de communication avec le Dieu de Jésus et avec les frères
et sœurs. Dès lors, la liturgie est un lieu de révélation,
le lieu d’une nouvelle écriture scénique qui ouvre la mémoire
chrétienne au cœur d’une assemblée. Pour y parvenir
cette dernière a besoin d’être accompagnée et soutenue
par un leadership pertinent.
iii. La liturgie et la sociabilité
La liturgie apparaît encore trop souvent comme un moment
et un lieu asocial ou à tout le moins, peu menaçant ou
encore insignifiant. Tout en admettant que des efforts intelligents et réussis
ont permis à certaines
communautés chrétiennes de faire de la liturgie un moment de
recherche de sens et de significations, celle-ci est trop souvent perçue
comme un lieu d’enfermement, d’encerclement. Pour beaucoup, la
liturgie ne fait plus signe; elle ne fait plus entendre l’inouï du
salut. Elle apparaît certes comme un lieu d’où l’on
observe la société et ses enjeux, mais comme à travers
une vitrine : celle du rituel, considéré comme un écran
permettant de regarder vers l’extérieur mais à partir d’un
lieu intérieur qui ne se laisse pas facilement provoquer. Pourtant, à observer
les meilleurs moments de l’histoire de la pratique liturgique, on reste
profondément convaincu que la liturgie a été un lieu privilégié,
un temps d’apprentissage de l’altérité et donc un
lieu structurant de sociabilité de la foi et du salut. Les Pères
de l’Église disent de l’assemblée liturgique qu’elle
est le Corps du Christ, au point que de ne pas venir à la liturgie dominicale,
c’est diminuer le Corps du Christ(9).
L’expérience liturgique serait-elle devenue un aveu d’échec
de la relation à autrui par sa rupture avec la pratique historique de
la « liturgie du prochain », pour utiliser une expression
d’Emmanuel Lévinas?
Lieu d’entracte en son effort herméneutique
constant, la liturgie est ce carrefour où les croyants jouent leur drame
social, où les communautés chrétiennes se donnent à voir
comme Église en expérimentation continuelle de ce qu’elle
est appelée à symboliser du Royaume en train d’advenir
au cœur du monde. Comme l’écrivait Karl Rahner, la liturgie
est un « acte d’accomplissement de l’Église par
elle-même, dans un engagement absolu. »(10) D’ailleurs,
c’est le propre de toute ritualité qu’à travers elle,
une société s’exprime; elle joue son drame social au vu
et au su de tout le monde. Ainsi donc, la liturgie, comme toute activité humaine
en société, comporte une dimension sociale. Mais attention pour
ne pas en faire un pur et simple reflet de la structure sociale.
La liturgie instaure une situation, un lieu de pratique qui
interroge la façon
selon laquelle les croyants s’insèrent dans l’histoire pour
l’ouvrir au monde de la résurrection. Elle relance vers une action
plus en accord avec les intentions du Royaume de Dieu toujours à venir.
Loin de négliger la responsabilité sociale, la liturgie nous
y entraîne et devrait nous y ramener. Certes, il n’en est pas toujours
ainsi. Mary Douglas, pour ne mentionner qu’elle, a souvent souligné que
certains rituels religieux traduisent concrètement la dissociation entre
une personne — ou un groupe — et la société où elle
vit(11).
Une telle dissociation, il faut le dire, contribue à la chute rapide
de fréquentation observée depuis quelques décennies en
ce qui concerne une pratique comme la messe dominicale. Certains vont jusqu’à affirmer
que les chrétiennes et les chrétiens n’ont plus aucun intérêt à la
liturgie. Seuls les rituels qui répondent aux besoins et à aux
désirs des acteurs. Contre ce fait, les rappels autoritaires ou moralisateurs
ne feront jamais le poids.
La liturgie est le lieu et l’espace symbolique de l’Autre,
un regard vers l’autre. Dans son appel, la liturgie est le lieu de la
présence
de l’autre, lieu de vérification de la qualité du corps
social en souvenir du Christ. Elle me renvoie à la responsabilité de
faire l’histoire; elle est le lieu d’une élaboration éthique.
Comme lieu d’altérité, la liturgie demeure en un certain
sens un lieu intenable qui nous force à rester sur la corde raide de
la vie et du rapport à autrui.
****************
La liturgie offre aux croyants marqués par la pesanteur,
un espace et un temps de grâce. C’est le lieu poétique où il
ne s’agit pas d’être présent, mais d’être
au présent, selon la belle expression d’Ariane Mouchkine. La liturgie
est un lieu placée sous le signe d’une alliance qui ne s’impose
pas ni ne s’achète, mais se reçoit et se partage. À cet égard,
elle est à la fois tradition créatrice et mémoire d’avenir.
N’est-elle pas le foyer poétique dont parlait Patrice de la Tour
du Pin? N’est-elle pas l’idée d’entracte qui
renvoie à une dimension éthique? N’est est-elle pas
l’image de la veille qui deviendra chez Jean-Yves Lacoste, un concept
organisateur de sa vision de la liturgie? C’est le
jeu de la mémoire avec sa part de rêve.
Vous le savez d’expérience, la créativité gagne
toujours à porter une plus grande attention à la tradition et
pas seulement à quelques éléments choisis dans celle-ci.
Tandis que la créativité en liturgie est fortement marquée
par le renouveau liturgique de ces quarante dernières années,
une diversité qui ne serait reliée à aucun passé véritable
court le risque d’isoler ces nouveaux rameaux des racines qui les
relient solidement à la tradition chrétienne. Une créativité erratique
manquerait d’authenticité, tout autant qu’une réforme
liturgique qui se contenterait d’une imitation servile et d’une
restauration des pratiques d’époques révolues, sans le
lien avec les cultures et les sensibilités chrétiennes et pastorales
actuelles. Dans son discours d’entrée à l’Académie
française en 1981, Marguerite Yourcenar disait ceci : « Il
y a de l’espoir pour la tradition à deux conditions : qu’elle
sache rester fidèle à elle-même, qu’elle sache s’ouvrir à tout
ce qu’il y a dans le temps qui passe, d’aspiration à plus
de vérité et à plus de justice. L’avenir sans le
passé est aveugle; le passé sans l’avenir est stérile ».
Il faut être attentif à cette double dimension de la tradition
en liturgie qui s’exprime par le jeu et le rêve. C’est
le jeu et le rêve que permet le langage poétique. La liturgie
relève du rêve qui éveille la passion de vivre toujours
autrement. Elle allume le désir de vivre bon, beau et vrai. Elle est
impulsion qui pousse à des engagements dans des directions conséquentes
et appropriées.
Dans la liturgie, moment de veille et entracte de la vie, proclamation, contemplation
et action engagée sont intimement liées. La poétique ouvre
sur un espace infini. C’est cet espace de pensée que j’ai
voulu ouvrir devant vous pour que nous y poursuivions notre quête.
1 Claude DUCHESNEAU
et Michel VEUTHEY, Musique
et liturgie. Le Document Universa Laus, Paris, Cerf, 1989. p.52
2 Jean-Yves LACOSTE, Paris, PUF,
1994. p.2
3 Op.cit., p.46
4 Jean GREISCH, « Que
signifie penser religieusement? », publié dans Les Nouveaux
Cahiers 117
(1994) 4-14
5 Op.cit.. p.54
6 Michel de CERTEAU, « La
misère
théologique, question théologique », La lettre 182,
1973.
7 Symbole et sacrement.
Une relecture sacramentelle de l’existence chrétienne,
(Cogitatio Fidei) Paris, Éditions du Cerf, 1987.
8 Cette dimension de
la liturgie comme discours a été fort bien développée
par Pierre LUCIER, « Le statut épistémologique de
la situation liturgique », Liturgie et vie chrétienne (octobre-décembre
1972) 256-278.
9 Didascalie syriaque, c. 13,
p. 59 (Selon Funk : II).
10 Karl RAHNER, « Parole
et eucharistie », dans Écrits théologiques IX,
Bruges Desclée, 1968, p. 78.
11 Voir Mary DOUGLAS, De la souillure.
Essai sur les notions de pollution et de tabou. Traduction par Anne Guérin,
Paris, François Maspéro, 1981.
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