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Communauté chrétienne St-Albert le Grand




Guy Lapointe se confie

 

« Et maintenant, que vais-je faire? » Un chantier toujours ouvert.     

« Et maintenant, que vais-je faire? » J’aime bien que ce Colloque se termine par une question qui m’est adressée. Je suis à la retraite depuis un an déjà et ma courte expérience de retraité m’amène à formuler la question autrement : et maintenant, qu’est-ce que je ne ferai pas? Plus que jamais, je me sens, même à mon âge, à l’heure des choix. J’ai toujours beaucoup de difficultés à gérer mes disponibilités nouvelles. Celles et ceux qui m’ont côtoyé me reconnaîtront à coup sûr.  
           
Qu’il y ait des personnes en si grand nombre, présentes à ce Colloque et intéressées à la liturgie, m’est une grande joie. À des moments plus sombres de ma vie et de ma carrière à l’Université de Montréal, où j’entendais les revendications, souvent justifiées, autour de la pratique de la liturgie, j’avais parfois le sentiment d’accomplir un travail dans la marge de la vie intellectuelle, et en même temps trop loin des « vrais » enjeux de la vie.        
           
Non sans un brin d’humour, j’ai bien remarqué qu’une des interventions avait ce titre : « On lui a fait de magnifiques funérailles ». Faisait-on allusion à mes funérailles? Et me revenait constamment cette question : « Et maintenant, que vais-je faire? » Mais à vivre ce que j’ai vécu depuis hier après-midi et à me rappeler le contenu de ce que ce que j’ai entendu à mon sujet et surtout dans les conférences, vous m’avez ramené à la vie, capable plus que jamais auparavant peut-être de me poser lucidement la question : Et maintenant, que vais-je faire?   
           
Reconnaissance         
           
Permettez que j’exprime d’abord ma profonde reconnaissance à tous mes collègues de la Faculté de théologie, et surtout aux collègues de la Section de Théologie Pratique, professeurs et étudiants, qui ont eu l’idée de tenir cet événement dans le cadre du rassemblement annuel facultaire. C’est un immense honneur que vous me faites, de même que vous tous et toutes, nombreux, qui êtes venus y participer. Ce Colloque a été organisé avec un grand soin, bien mieux que j’aie pu le faire lors des colloques antérieurs que j’ai moi-même organisés dans cette Faculté. On a pu aborder des points majeurs touchant la liturgie chrétienne dans l’espace ecclésial, dans la cité et dans la culture québécoise.   
           
Merci d’abord à Michel Campbell, responsable d’alors de la Section de Théologie Pratique. J’ai cru savoir qu’il avait été l’initiateur de ce Colloque. Michel et moi sommes entrés à peu près en même temps à la Faculté et nous avons connu des heures de bonne complicité que même les aléas de la vie ne peuvent effacer. Toute ma reconnaissance aussi à Jean-Guy Nadeau, qui a été, en quelque sorte, le « idéateur » de ce Colloque. Quand il est venu me voir pour me demander quelques suggestions d’orientation, nous avons commencé à discuter très vivement autour de certaines idées. On le sait, Jean-Guy a l’art de relancer les questions; c’est parfois fatigant, mais c’est toujours très fécond.    
           
Toute ma reconnaissance aussi à Michèle Labelle, l’infatigable interprète du Festin de Babette et qui nous en a fait voir des extraits entre les exposés. Je suis assuré que nous aurons plaisir à lire sa thèse de doctorat sur ce sujet. Vous ne m’en voudrez pas de faire un clin d’œil tout particulier et plein de reconnaissance à Denise Bilodeau, ma vieille partenaire de toujours. — le mémorial pousse vers l’action. Certains collègues ont souvent affirmé que si je ne l’avais pas eue comme partenaire de travail pendant de si nombreuses années, je n’aurais pas pu accomplir tout ce que j’ai fait. C’est peut-être un peu méchant, mais c’est très vrai. On a beaucoup et bien travaillé ensemble.    
           
J’aimerais remercier aussi tous les intervenants et intervenantes. J’aurai certainement l’occasion de leur dire de vive voix. Grâce à vous tous et toutes, ce Colloque aura été un très bon moment intellectuel.        
           
La liturgie, un chantier ouvert      
           
« Mise en scène ou entracte: la liturgie dans la cité ». Cette thématique s’est traduite dans des sujets de conférences et des interventions magnifiquement choisies et traitées, susceptibles de relancer la réflexion sur les enjeux de la recherche et de la pratique liturgique dans notre société et dans notre expérience de foi chrétienne. La liturgie est un lieu de pensée, comme on le découvre de plus en plus. Et ce Colloque a manifesté qu’on peut effectivement penser à partir du lieu liturgique. Je le dis sans malice, trop peu de théologiens et de théologiennes, chez nous, se sont intéressés à la dimension liturgique. À cet égard, la théologie a pris d’énormes distances en regard de la liturgie.        
           
À y regarder de près, les théologies modernes de tous horizons n’ont pratiquement pas participé à la mise en œuvre de l’inculturation de la liturgie. Pour toutes sortes de raisons qu’on a commencé à nommer, elles ont malheureusement laissé l’espace, toute la place, à la théologie romaine. Dans ce sens, les théologies ont trop ignoré la liturgie, et le pouvoir théologique des magistères a été pratiquement le seul joueur. Ni la théologie, ni la liturgie n’ont gagné à cette distance.  Il y a là — et c’est ma conviction la plus profonde — une urgence de reprise de la réflexion fondamentale sur ce sujet, comme il y va d’une meilleure connaissance du milieu social et religieux dans lequel nous nous trouvons. C’est notre travail. Avec nos compétences si diversifiées, nous avons à accompagner, de façon lucide et critique, la vie de l’Église et de notre société, et principalement à ouvrir à l’intelligence de notre héritage religieux et de sa réception dans notre contexte actuel. C’est un milieu qui, par certains aspects, stagne et par d’autres encore, évolue à un rythme grand V. Et l’expérience chrétienne, on l’a écrit à partir d’observations fort pertinentes, apparaît souvent, pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Danièle Hervieu-Léger  : La religion en miettes, dont la dynamique et les enjeux de fond semblent échapper, en bonne partie, à plusieurs.        
           
C’est mon quatrième Congrès en liturgie depuis le milieu du mois d’août, dont deux congrès internationaux. À y participer, je me rends davantage compte du travail d’intelligence qui se poursuit partout dans le monde, aux États-Unis particulièrement, autour des dimensions à la fois théologiques et historiques de la liturgie. Dans les échanges avec des collègues d’horizons différents, je me suis rendu compte qu’à tous égards, la liturgie, dans sa dimension de célébration des cycles de vie (thème du Congrès de la Societas Liturgica à Santa Clara), dans sa dimension artistique surtout autour de la musique (thème du Congrès de Universa Laus à Montréal), dans une meilleure compréhension de ses fonctions dans la théologie et dans l’expérience chrétienne (Congrès National de Liturgie du Canada francophone), comme dans les dimensions abordées dans ce Colloque, est un véritable chantier en pleine activité. Nous ne trouvons pas ce dynamisme au Québec, non plus qu’au Canada.         
           
De toutes ces rencontres, on finit par se convaincre que le problème de l’inculturation de la liturgie est toujours central, préoccupant et jamais joué. Et notre société québécoise avec son christianisme à la fois en panne de sa propre mémoire et en recherche parfois agressive, parfois frileuse, de la place et du sens de cet héritage dans la culture québécoise, gagnerait à se donner des lieux et des espaces pour des débats sérieux. Cette inculturation du christianisme se jouera — et je sais que j’en ferai peut-être sourire certains — pour une bonne part, autour de la pertinence, de la signifiance ou de l’insignifiance des pratiques liturgiques et pour reprendre une expression de Paul De Clerk, de « la réserve de sens des rites et des liturgies ».
           
Ce qui reste de mémoire et de pertinence du christianisme surgit encore et pour une large part, grâce à la célébration des rites surtout ceux qui sont liés aux cycles de vie. C’est à un travail d’intelligence — d’intelligence de la tête et du cœur — puisqu’on parle de liturgie, auquel nous sommes tous conviés. Cela dit, il s’est développé au Québec, certainement plus qu’ailleurs dans le monde occidental, une mentalité qui se traduit souvent en termes d’indifférence autour de l’intérêt porté à l’expérience liturgique, à l’intelligence de sa pratique et à la création de lieux critiques tant dans les facultés de théologie, dans d’autres départements de sciences humaines et sociales que dans les organismes ecclésiaux. Les jeunes, et la culture dans laquelle ils vivent et qu’ils contribuent à façonner, restent toujours la référence obligée pour montrer l’impertinence de la liturgie telle qu’on la célèbre. On ne s’en sort plus…     
           
Tout récemment, je relisais un article de Rembert Weakland, liturgiste réputé des États-Unis et actuel Archevêque de Milwaukee, lequel, à l’occasion du 75e anniversaire de la revue Worship faisait un bilan de la situation de la liturgie dans son pays depuis 25 ans. Et il montrait fort bien qu’il y a une sorte de fatigue qui se manifeste, même un désintérêt, certainement moins marqué qu’ici, et un souhait de retrouver une stabilité et un souci d’orthodoxie serrée en liturgie, avec des élans, de la part des Autorités Romaines vers un retour au Concile de Trente. Je songe ici à cette Instruction sur le Missel romain publié en mai dernier par la Congrégation du Culte divin et de la Discipline des sacrements (2001) et qui semble vouloir refermer le rituel de l’eucharistie pour éviter tout risque de déviations. Mais il s’agit surtout de limiter les acquis de Vatican II et de redonner l’eucharistie à la seule responsabilité du prêtre et de diminuer la part de responsabilité à l’assemblée. À lire ce document, on s’enfarge encore dans ces précisions rubricistes sur le nombre de coups d’encensoir permis. Décidément, il y a plusieurs planètes dans l’Église et le système solaire déraille…       
           
Les sociologues des religions, les ethnologues le disent assez fort : les pratiques rituelles et la liturgie sont révélatrices des valeurs et des comportements des individus et des sociétés, à même la diversité des cultures et des religions. C’est une pratique qui devient une question qui n’en finit pas de manifester tous ses enjeux pour le devenir de l’humanité. On n’a qu’à penser à tout ce qui se passe autour de l’Initiation chrétienne dans notre milieu en pleine évolution. Encore là on est en train de mettre sur pied une lourde tuyauterie, sans toujours se poser la question de savoir s’il y a encore une source d’où l’eau proviendra. Mais ce sont là des enjeux de refondation d’une expérience chrétienne qui cherche à se resituer dans un contexte de sécularisation. Enjeux et facettes qui ne sont pas toujours faciles à élucider, d’autant qu’il arrive parfois et trop souvent que les institutions religieuses, si nécessaires soient-elles, viennent amortir ce qui est en travail, en chantier.  
           
Discutant du colloque, Jean-Guy Nadeau et moi en étions arrivés à poser trois questions qui nous semblaient pouvoir soulever de bons débats et qui ont été au cœur de ce Colloque. Ces trois questions sont: la relation de la théologie à la liturgie, la marginalité de la liturgie qui la rend si suspecte et si souvent taxée d’insignifiance; le sens de la gratuité ou de la productivité du temps liturgique au regard de la vie quotidienne. Pour ma part, ces trois questions m’apparaissent centrales et il est nécessaire qu’on y réfléchisse plus longuement à la suite de ce week-end.        
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Jean-Yves Lacoste, ce philosophe dont la réflexion n’est jamais loin de la théologie, donne une définition très large au terme liturgie, choix qu’on peut toujours contesté, dépassant ainsi les limites du culte, lorsqu’il écrit : La liturgie est une logique qui préside à la rencontre de l’homme et de Dieu. » L’existence liturgique met en rapport avec un Absolu et non avec un « sacré » Et il précise un peu plus loin, qu’à vivre, on se rend compte qu’exister devant Dieu ne va pas de soi; c’est un choix libre. À son avis, la liturgie n’est pas d’abord une question d’expérience, c’est une question d’âme, région de la vie plus profonde que celle de la conscience, mais capable d’affleurer dans la conscience où se noue la relation de l’être humain à Dieu. On croit retrouver et réentendre ici des airs de Romano Guardini, dans son livre devenu un classique: L’Esprit de la Liturgie (1940).     
           
À cet égard, je maintiens, à la suite de Lacoste, que la liturgie sera toujours, dans un certain sens, marginalité ou une marge, un entracte. Il faut cependant éviter de faire de ce non-lieu, de ce non-événement que représente l’entracte liturgique un alibi qui permet au sujet d’échapper aux responsabilités de l’histoire. Le vrai problème est plutôt de comprendre en quel sens cet entracte peut rencontrer et éveiller l’exigence éthique de responsabilité qui, elle aussi, représente une instance critique à l’égard de l’histoire. « Si tu as quelque chose contre ton frère, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère… » (Mt 5,24). Pour ne pas devenir un alibi et un refus d’habiter le monde, il importe de réfléchir sur le type de marginalité qui caractérise l’existence liturgique, pour éviter le reproche mille fois entendu, d’une liturgie décrochée de la vie, alors qu’elle devrait, par sa distance même, raccrocher à la vie. Un débat qui doit être mené ou repris.      
           
Si la liturgie fait diversion, elle ne devrait le faire que pour nous ramener à l’exigence éthique. Il y a là une sorte de circularité liée à la dimension eschatologique de la liturgie. Et le concept organisateur est celui de veille qui exprime cette circularité qui fait que ce qui pourrait n’être que diversion devient conversion. Les jeunes, dans leurs liturgies de tous styles sont des « veilleurs » et j’espère que ces moments leur font prendre conscience de leurs responsabilités dans la vie.       
           
Lors du Congrès de la Societas Liturgica tenu en 1995 et publié dans La Maison-Dieu, Paul Bradshaw écrivait : « Aucune époque n’est parvenue à élaborer une forme définitive du culte chrétien qui ait duré. Le consensus liturgique du quatrième siècle n’y a pas mieux réussi que ses différents prédécesseurs. Toutefois, le changement a, la plupart du temps, conduit à un rétrécissement plutôt qu’à un élargissement du champ des critères d’acceptabilité de la liturgie, et relâché plutôt que renforcé ses liens à ses racines ». À partir de ce constat, Bradshaw inscrit deux pôles autour desquels il est urgent de nous appuyer pour donner un avenir à la liturgie dans nos cultures et nos diverses situations d’Église.          
           
Premièrement, tout en acceptant que les rituels de l’action liturgique nous viennent de la tradition, il importe de tout mettre en œuvre, à même les cultures, pour favoriser la diversité dans nos façons de célébrer le Dieu de Jésus Christ au cœur de l’histoire. Le concept d’inculturation est devenu avec raison une préoccupation majeure dans les traditions chrétiennes. Cela suppose qu’on se donne des lieux et des moments pour relire ces expériences.   
           
Deuxièmement. Il faut porter une plus grande attention à la Tradition et non seulement à quelques éléments choisis dans celle-ci. Tandis que la créativité en liturgie est un fruit du renouveau des quarante dernières années, une diversité qui ne serait reliée à aucun véritable passé, court le risque d’isoler ces nouveaux rameaux, des racines qui les relient solidement à la tradition chrétienne. Une créativité erratique manquerait d’authenticité, tout autant qu’une réforme liturgique qui se contenterait d’une imitation servile et d’une restauration des pratiques d’époques révolues sans liens avec les cultures et les sensibilités chrétiennes et pastorales.  
                   
En guise d’ouverture 
           
Lorsque j’étais étudiant à l’Institut Supérieur de Liturgie de Paris dans les années soixante, nous n’étions pas loin d’une quinzaine de québécois en liturgie et il y en avait d’autres qui étudiaient à l’Institut Saint-Anselme de Rome. La vie a voulu que la très grande majorité de ceux qui se sont formés à cette époque aient quitté ce champ de travail. De sorte que nous nous sommes retrouvés trois ou quatre pour travailler sur la liturgie au Québec… Heureusement depuis deux ou trois années, quelques jeunes, si peu nombreux encore, partent à l’extérieur du Québec pour une formation en liturgie. Au moment de quitter, c’est heureux de trouver de la relève…      
           
Pour l’avenir de la liturgie dans la cité et dans Église, je travaille avec d’autres collègues à la création d’un lieu de formation en liturgie, à multiples niveaux. Ce lieu devrait profiter des ressources multidisciplinaires de nos milieux et mettre en lien les Facultés de théologie et l’Office National de Liturgie avec d’autres lieux de formation dans le monde.       
           
Voilà, il y a du pain sur la planche. Je ne chôme pas. Je travaillerai jusqu’au moment où, on me fera ou pas de « magnifiques » funérailles, pas trop tôt je l’espère, à mon rythme. Je crois toujours que la naissance est en avant…