Nous passons une bonne partie de notre temps à nous raconter des histoires et à écouter les récits des autres. Une bonne partie de notre temps passe également à écouter ou à lire de grands textes qui nous ont précédés. « Nous sommes précédés et comme appelés par ces lieux de passage du sens que sont les grands textes religieux, poétiques, littéraires, philosophiques de nos traditions passées(1). » C'est bien une sorte de foi originelle qui nous pousse, souvent malgré nous, à vouloir relire ou réentendre ces récits, comme en une méditation active. Nous cherchons à faire et/ou à laisser re-surgir de leur lettre desséchée des paroles de vie signifiante qui nous ouvrent un monde, celui de Dieu, et une histoire en laquelle nous orienter.
Je viens de définir la dynamique de fond de la pratique de l'homélie dans la liturgie et de sa relation au texte biblique. L'enjeu fondamental de toute lecture biblique dans la liturgie est de soutenir le passage du sens de la vie et de faire advenir la parole de Dieu inscrite dans le cœur des membres de l'assemblée croyante. La proclamation de la Bible dans la liturgie, remise en honneur surtout depuis Vatican II, est un soutien privilégié pour l'avènement de la Parole. Le jeu de la parole est toujours au centre de l'assemblée chrétienne et l'homélie doit tendre vers cette parole prophétique, sorte « d'altercation » venant du peuple rassemblé et pour lui. C'est ce jeu du texte et de la parole que j'aimerais reprendre dans ce recueil.
Inutile d'insister longuement sur le fait que le texte biblique s'est constitué principalement en fonction d'une proclamation et d'une écoute communautaire. La relation si étroite qui lie Bible et liturgie permet d'affirmer que la liturgie est le lieu privilégié de « fabrication » de la Bible. Et cela dès les origines, depuis les temps qui ont donné naissance aux textes les plus anciens. La sortie d'Égypte, par exemple, aurait pu n'être qu'un événement oublié de l'histoire. Tout au plus aurait-elle fait l'objet d'une mention dans une chronique ancienne, si le peuple qui avait traversé la mer Rouge n'avait eu à vivre cet événement comme partie intégrante de sa relation à Dieu. Israël a effectivement cherché à dire dans sa foi le ou les sens de cet événement et à en célébrer le comment et le pourquoi. C'est la prise de conscience permanente de son origine comme peuple. Et tout au long de son histoire, il en fut de même. Bien des récits du peuple n'ont pas été conservés dans la tradition écrite comme moments privilégiés; ceux qui l'ont été, c'est en grande partie à cause même de la place qu'ils ont prise dans la liturgie.
C'est dans ce contexte liturgique et sous la forme de livre-pour-l'assemblée que les premières communautés chrétiennes ont reçu de la synagogue ce qu'on finira par appeler « Ancien Testament ». On y ajoutera très tôt d'autres, écrits que Justin appellera « Mémoire des Apôtres » et qu'on arrivera à désigner habituellement comme le « Nouveau Testament ». Dans la célébration, on renvoyait les textes les uns aux autres, comme en un « jeu de miroir (2) » et on faisait également des rapprochements avec la « Bible orale », ces mille traditions orales non consignées dans les livres devenus sacrés, mais qui, à l'époque de Jésus, étaient attribuées par une majorité à l'autorité de Moïse. Ainsi, c'est cette parole « mosaïque » qui constitue l'assemblée, en lui donnant une identité et la marque de son comportement : Israël est le peuple de Dieu engagé dans la vie d'alliance. D'une manière plus particulière, le groupe puise sa propre référence dans le texte sacré. La synagogue reste, à travers les temps et par la proclamation de la Parole, le lieu de ce dialogue continu. Non pas seulement parce qu'on y rappelle les gestes d'autrefois, mais aussi parce qu'on nourrissait la conviction que Dieu parle toujours et suscite la réponse de son peuple. Dès lors, tout est organisé pour que la liturgie synagogale devienne le lieu de la résonance de la parole.
C'est directement de la synagogue que les premiers groupes chrétiens ont reçu et entendu les Écritures et qu'ils ont continué de les scruter, mais cette fois en fonction de cette nouveauté que revêtait l'événement de la mort et de la résurrection de Jésus. Ces écrits formés par une longue tradition ont été re-façonnés, relus jusqu'à porter l'empreinte chrétienne. Les assemblées chrétiennes ont ainsi été, tout comme la synagogue, l'un des creusets où, à force de pratiquer cette concordance vivante de divers textes, s'élabora la Bible chrétienne, ce qui était en train de devenir le «Nouveau» Testament. C'était en fait «l'Ancien» en fonction de Jésus, Christ et Seigneur. En fait, la liturgie chrétienne toute entière — dans sa constitution comme dans son développement — peut être considérée comme lecture et relecture du message biblique proclamé, médité dans la communauté, célébré dans les chants, les prières et les rites.
C'est un peu dans ce sens, mais en un langage un peu vieillot, que Vatican II peut à juste titre affirmer :
L'Église a toujours vénéré les divines Écritures comme elle l'a toujours fait aussi pour le Corps même du Seigneur, elle qui ne cesse pas, surtout dans la Sainte Liturgie, de prendre le pain de vie sur la table de la Parole de Dieu et sur celle du Corps du Christ, pour l'offrir aux fidèles (Dei Verbum, n° 21).
Une telle vénération, pour reprendre le terme du texte de Vatican II, s'est toujours manifestée dans un certain nombre de signes qui en disent long sur l'importance qu'on a accordée au texte. Qu'on pense au soin que l'on prenait à décorer les évangéliaires, aux processions qui accompagnenet encore le Livre dans les liturgies officielles, à l'encens utilisé et à bien d'autres manifestations de ce genre. Dans cette vénération des textes devenus sacrés et dans la re-lecture faite en assemblée, une place privilégiée doit être reconnue à l'homélie, moment d'interprétation, en fonction de la situation concrète de l'assemblée, des textes proclamés.
Comment faire écho à la Parole de Dieu? Comment la faire résonner pleinement, en impliquant directement la communauté croyante dans sa vie d'aujourd'hui? Pour apporter quelques éléments de réponse à cette question, je me permets de reprendre, en le citant, un passage de C. Perrot :
Les sages de l'ancienne synagogue ont su trouver concrètement la réponse. Au matin du sabbat, le texte de la Torah ne se présente pas, disons, à l'état isolé; au contraire les diverses lectures, dans un jeu incessant de renvoi textuel, amènent l'auditeur à s'insérer lui-même dans cette coulée toujours nouvelle du sens. Comme des miroirs, les textes réfléchissent la parole sacrée, en entraînant le croyant dans le mouvement de son déploiement. Le texte n'est pas seulement expliqué, mais il est en quelque sorte continué en provoquant l'auditeur et le groupe entier à la découverte de la parole vivante (3).
En fait, la visée de l'homélie demeure toujours que les textes proclamés soient reçus comme Parole de Dieu « s'accomplissant aujourd'hui », pour reprendre l'expression même de Jésus à la synagogue (Lc4, 21). Telle est la fonction primordiale de l'homélie, institution aussi ancienne et diversifiée que l'Église et héritée de la synagogue. Comment peut donc se faire cet accomplissement dans l'homélie?
Il existe bien des façons d'aborder le texte des Écritures et chacune aura une fonction particulière. Ainsi, en dehors de la liturgie, la Bible est objet d'études où les spécialistes expliquent chaque mot du texte. Un croyant peut également lire le texte chez lui, assis dans son fauteuil, « au tête à texte » dont parle P. Kuentz(4). Dans la liturgie, le comportement est différent : le texte n'est pas disséqué, mis à distance et éparpillé en éléments divers pour mieux cerner le détail; au contraire, tout est mis en œuvre pour retrouver l'unité fondatrice de la parole et donc du groupe qui s'en réclame. Le texte proclamé dans sa forme de récitatif devient alors parole médiatrice, véritable pont entre le langage ancien du texte qui voulait dire la Parole de Dieu en ce temps passé et l'oreille du peuple assemblé qui « soupçonne » la Parole de Dieu de pouvoir naître encore dans l'aujourd'hui de la célébration. C'est une sorte de Bible orale qui s'écrit constamment dans les célébrations. En fait, le jeu de la parole est au cœur de l'assemblée chrétienne.
Pour être le support d'une prédication qui touche les croyants, la Bible doit en définitive aider l'intelligence de ce qu'ils vivent. En fait, l'articulation que l'homélie instaure entre le message fondateur et la vie croyante rejoint la recherche de signification au bénéfice de l'actualité. C'est alors que l'assemblée concrète est un lieu d'écoute, de passage (ne lit-on pas des passages de la Bible?) et d'avènement de la Parole. Pour utiliser une comparaison de Louis Marin, tout accès au livre des Évangiles a quelque chose à voir avec la visite des femmes au tombeau(5). En clair, cela veut dire que le texte de la Bible, qui n'est toujours qu'un support pour l'avènement de la Parole, renvoie constamment l'assemblée à la recherche de ces lieux où la résurrection s'accomplit et que silencieusement il désigne. L'homélie ne fait pas que renvoyer au texte écrit pour le commenter, elle passe « au travers » pour rejoindre l'événement et pour amener les communautés croyantes à s'insérer elles-mêmes dans cette coulée toujours nouvelle du sens. C'est une « traversée » que doit provoquer l'homélie, une traversée vers le non-connu à venir où il nous donne rendez-vous. Et c'est de cette manière que le texte est à lire et à entendre. Dans l'homélie, le texte se fait parole parlante.
C'est à ce point qu'il est important d'éviter une mauvaise approche du texte qui fait courir le risque très grand — et l'Église comme la synagogue ne l'a pas toujours évité — de fétichiser le texte et de le transformer en pièce de musée où les gardiens ne sont pas toujours les plus vigilants. En fait, toute écriture n'est que trace et dispersion. Elle comporte en elle-même l'alternance du vide et du plein et plus souvent du vide que du plein. Elle se disperse, se fragmente, se recopie. A trop vouloir se braquer sur le texte, on s'engage dans la répétition et on stoppe la possible venue de la Parole de Dieu dans la communauté chrétienne célébrante. Car un livre symbolise toujours un certain renfermement. Or, seule la parole prophétique, celle qui vient d'une prise de conscience vive de l'actualité peut rouvrir la Parole comme interrogation vivante du peuple.
Trop souvent dans nos liturgies chrétiennes, la magie de la proclamation des textes bibliques porte les responsables à miser sur un grand nombre de lectures. C'est ainsi que la réforme de la liturgie de la Parole suscitée par Vatican II a mis en œuvre une structure de la Parole à trois lectures. L'intention était certes louable de vouloir redonner la possibilité aux communautés chrétiennes de se ressourcer à même l'histoire écrite du judéo-christianisme. Au fond, il s'agissait de retrouver le plus possible les grands moments et le long récit de notre histoire religieuse. Même si les trois lectures ne sont pas obligatoires, dans la plupart des lieux liturgiques on les proclame toutes le plus souvent. Il y a là un danger énorme. Une trop grande abondance de lectures bibliques dans la liturgie risque de traduire une certaine anxiété de vouloir nourrir le plus possible les chrétiens après une très longue période d'inanition. Dans beaucoup de cas, la Parole est comme étouffée parmi les lectures qui n'ont pas toujours de liens les unes avec les autres. Il y a une croyance très naïve en la « proclamation de la Parole » : plus on en met, plus Dieu a des chances de parler. Ce n'est pas si certain. La Parole de Dieu n'advient pas automatiquement. Elle naît entre le texte et l'assemblée qui l'accueille. Elle est toujours à advenir et ce n'est certainement pas par le plus grand nombre de lectures proclamées qu'elle trouvera plus de chances de naître. La proclamation du texte biblique ou des textes bibliques doit à la fois faire percevoir du trop connu et de l'inconnu. Il faut à une communauté célébrante du temps et de l'espace pour accueillir la Parole et la faire advenir en elle. Dans ce sens, le silence est parfois plus nécessaire et plus significatif que trop de lectures. La Parole n'advient pas seulement par les textes, mais aussi par le silence de l'assemblée.
L'enjeu de l'homélie n'est pas d'essayer de reprendre artificiellement le ou les sens de tous les textes proclamés. Si les textes sont d'une même venue et soutiennent facilement un thème, l'homélie peut y référer. Mais ce n'est pas souvent le cas dans la liturgie officielle. Si l'enjeu principal est d'actualiser la Parole dans tel contexte précis, l'homélie n'a pas à être un rappel explicatif de ce qui s'est passé au temps jadis ni à s'orienter vers une vérité à déchiffrer. L'homélie, c'est le lieu de l'interprétation de l'expérience croyante, tout comme les lectures bibliques l'ont été au moment où elles ont été mises par écrit. L'interprétation --- et sa nécessité — n'est pas à vivre comme un moindre mal ni comme un exil, mais elle ouvre sur la re-lecture constante de cette expérience croyante qui est plurielle. Le temps de l'homélie est cet espace qui permet à chaque membre de la communauté de saisir son expérience dans la dynamique du groupe. L'homélie doit orienter vers un livre à venir, non plus écrit sur des pages, non plus seulement proclamé, mais en cours, rappelant que Jésus est différent en tous et que la vie de chaque croyant est un évangile nouveau. L'homélie, c'est le rappel de l'origine pour ouvrir un avenir plus grand, plus large, aux dimensions mêmes de la résurrection.
Si l'homélie est le lieu du discernement des expériences croyantes pour ouvrir l'avenir des communautés célébrantes et de chacun de leurs membres, elle doit non seulement raconter ce qui s'est passé, l'événement fondateur, l'origine, la mort et la résurrection, mais elle doit aussi aider la communauté célébrante à reprendre à son compte le récit. Bien plus, la communauté doit continuer le récit commencé depuis longtemps non seulement pour en faire mémoire, mais surtout pour apprendre à s'insérer à l'intérieur même de ce récit. Au lieu de commenter le récit, il faut réapprendre à le raconter. L'homélie a trop fait de ceux et celles qui la pratiquent des commentateurs de textes au lieu de faire des témoins d'un récit à faire. Notre vie est un récit à re-prendre. Le récit de la confession de Jésus, Christ et Seigneur, bien que d'une certaine façon il se soit arrêté avec sa mort, n'est pas terminé pour de bon. La résurrection nous invite à continuer le récit pour que la vie re-prenne, mais autrement. Dans une certaine pratique chrétienne on s'est trop comporté comme si la foi se situait en face du récit de la vie de Jésus pour en tirer des leçons. Le récit reste à poursuivre. C'est de cette façon originale qu'on pourra montrer véritablement dans la liturgie « qu'aujourd'hui s'accomplit » tel ou tel événement.
Comme les premiers chrétiens ont re-façonné les textes de la tradition juive pour en faire leur récit chrétien, ainsi les communautés croyantes d'aujourd'hui doivent-elles élaborer leur propre confession de Jésus de Nazareth, mort et ressuscité. Si les lectures bibliques doivent rester le lieu privilégié de la mémoire, le soutien de l'ad-venue de la Parole de Dieu, l'homélie doit aider à re-prendre le récit, à le continuer, à faire confiance aux cheminements de chacun inscrits dans divers témoignages. C'est ainsi que la Parole aura la chance de prendre corps, de construire le corps vivant de Jésus dans ce monde qui est nôtre. Autrement, l'expérience chrétienne risque d'être répétitive, alors que l'esprit de Jésus est un appel à la créativité. L'expérience de foi qui s'appuie sur un événement passé est dynamisée par son avenir à faire, à dire, à raconter. L'homélie peut certainement être un lieu primordial de ce récit.
1 F. Guibal, Autonomie et Altérité, Paris/Strasbourg, Cerf/Cerit, 1993, p. 272
2 C. Perrot, « La lecture de la Bible dans les synagogues au premier siècle de notre ère », LMD 126 (1976) pp. 24-41.
3 C. Perrot, Art. cit., p. 39.
4 P. Kuentz, « Le tête à texte », Esprit 12 (1974) pp. 946-962.
5 L. Marin, « Du corps au texte », Esprit 4 (1973) pp. 913-928.