Le récit de la Genèse. Nous y avons tous été exposés très tôt dans nos vies. Plusieurs peuples ou nations sur la planète ont leur récit des origines, avec des points communs et parfois des originalités. Ce sont des récits immémoriaux que l’on qualifie de « mythiques ». Ils n’ont aucune prétention à la vérité historique, mais leur narration, de génération en génération, fonde une identité, présente une réalité au-delà de l’histoire qui rejoint une vérité plus profonde, difficile à verbaliser, une intuition, une saisie de ce qui échappe à l’intelligence d’un individu unique, un récit dans lequel un peuple tout entier se reconnaît. Celui de la Genèse est de ceux-là. Un être est créé. Puis un autre. Ils sont littéralement côte à côte ! C’est le début de la marche vers l’autre, le début de la marche à l’amour proposée par Dieu à notre humanité.
C’est une histoire à prendre au sérieux. C’est une histoire à recevoir dans la foi. Celle d’un commencement voulu par Dieu qui, dès l’origine, inscrivait ses caractéristiques dans sa création. Un grand geste de création qui se poursuit dans le temps, à laquelle nous participons et qui tend à son accomplissement. Dieu a créé la relation. Celle de l’homme et de la femme, comme celle qui nous unit les uns aux autres. Ce récit nous ramène à nos origines communes, il nous invite à célébrer notre commune humanité, en intégrant ce désir de Dieu, que tout le monde des vivants ait part à sa béatitude, à son bonheur. Nous avons ce monde en partage : tout y est bon, rien n’est à rejeter, dès lors que nous reconnaissons qu’il nous vient de Dieu.
Ces histoires des origines, il y faut y revenir constamment. Pour retrouver une fidélité à ce que nous sommes. Jésus a été confronté à la mentalité de son époque où l’homme avait toute liberté de répudier sa femme pour le moindre prétexte – pourvu qu’avec un peu d’argent, il trouve un rabbin complaisant pour lui signer un acte de répudiation. Irait-il à l’encontre de ce que Moïse avait permis ?
Plutôt que de s’enfermer dans un juridisme stérile, Jésus revient « au commencement de la création ». Qu’est-ce que Dieu entrevoyait sinon l’unité de l’homme et de la femme, appelés à devenir « une seule chair » ? C’était le projet. Avant de parler de séparation, Jésus invite ses interlocuteurs à se réapproprier le désir de Dieu, en faisant le pari que le désir de Dieu peut purifier l’être humain de ses désirs égoïstes. La proposition de bonheur reste intacte. Et même en cas d’échec, la marche vers l’autre, la marche à l’amour doit se poursuivre : personne ne peut s’interposer contre l’œuvre créatrice et recréatrice.
L’attitude des disciples de Jésus envers les enfants relève d’une mentalité proche de celle des pharisiens envers les femmes : les enfants n’avaient pas non plus de droits dans la société de l’époque. Pour les disciples, Jésus a mieux à faire que de s’occuper d’eux. Il a une mission à accomplir. Mais Jésus se fâche contre ceux qui se posent comme ses agents et voudraient régler son ordre de priorité. Il les confronte avec un discours qui ne remonte pas aux origines mais semble faire appel à la nouvelle création où l’échelle des valeurs sera bousculée. Les derniers seront les premiers et les petits seront grands dans le royaume de Dieu. Justement, ce royaume de Dieu « est à ceux qui leur ressemblent ». Royaume à venir mais déjà présent. Les enfants en sont le modèle par leur capacité d’ouverture, de confiance, d’abandon. Les grands en sont le contre-modèle avec leur désir d’obtenir satisfaction et de garder maîtrise sur leur univers… en oubliant leur modeste origine ! Comme s’ils sortaient de la cuisse de Jupiter !
Le défi que nous pose la liturgie d’aujourd’hui est immense. Comment notre humanité peut-elle s’inscrire dans le projet créateur de Dieu ? Livrés à nous-mêmes, nous en étions bien incapables. L’Évangile que nous avons entendu l’a bien illustré : le peuple de Dieu est allé jusqu’à pervertir la Loi de Moïse pour servir ses petits intérêts. Grâce à Jésus, la marche à l’autre, la marche à l’amour a pu reprendre.
Sur ce sujet, nous restons comme ces enfants qui apprennent à rouler à bicyclette. C’est tout un apprentissage ! Il suffit de perdre l’horizon de l’amour pour se river à sa petite personne, comme si nous étions seuls au monde, et voilà que nous basculons dans tous ces pièges des blessures d’amour-propre, des attentes démesurées envers l’autre que l’on en vient à exclure. On brûle ce que l’on a adoré. Le cœur humain est inconstant. Il se détourne, il se replie, il se ferme.
Mais la création de Dieu qui est amour nous remet en selle, constamment. Dieu ne se résigne pas à nos ruptures d’alliance, ni entre nous, ni envers sa personne. Sa miséricorde offre un nouveau départ. L’Esprit du Christ qui habite en nous ne nous retire pas son souffle créateur. Il est avec nous et nous accompagne au quotidien, même s’il nous arrive de tituber dans cette marche à l’autre, marche à l’amour.