Dans nos sociétés hautement compétitives et très individualistes, c’est à qui aurait la meilleure part du gâteau. À tout le moins, si quelqu’un ne recevait pas sa juste part, les cours de diverses instances sont appelées à intervenir. Mais, contrairement à ce qui se passe dans la première lecture, personne ne se dispute à qui aurait sa part de l’Esprit et serait reconnu comme prophète. Les disciples de Jésus ont aussi manifesté le même type de jalousie quant à l’exclusivisme de leur mission. Il en va bien autrement pour Jésus.
C’est un Jésus bien moderne qui apparaît dans le passage évangélique que nous venons d’entendre. Il se montre ouvert à une entreprise qu’il n’a pas initiée et oppose un beau pragmatisme à l’intervention d’un de ses disciples qui réfractaire à l’utilisation du nom de Jésus par quelqu’un qui ne serait pas du groupe des Douze. Il croyait sans doute que Jésus partagerait ses vues. Mais Jésus sait reconnaître un allié objectif. Pourquoi s’opposer à l’action de qui expulserait un démon, alors que cela se trouve au cœur même de sa mission de lutter contre les forces du mal ? « Celui qui n’est pas contre nous est pour nous », qu’il ait été dûment mandaté ou non. Voilà qui participe à ce qu’un certain politicien désignerait comme « le gros bon sens » ! L’Évangile nous sert une sérieuse mise en garde de ne pas écarter ceux et celles que nous jugerions ne pas être des nôtres. Notre Église au cours de son histoire a pu s’en éloigner, au point qu’une aberration comme « Hors de l’Église, point de salut » a pu passer pour axiome de foi. Même si une personne n’appartient pas explicitement à notre communauté de foi, si son action est bonne, comment, sans se contredire nous-mêmes, ne pas la reconnaître ?
Nous sommes résolument revenus de cette mentalité avec Vatican II qui a posé les fondements d’un dialogue interreligieux, reconnaissant la valeur des autres religions où l’Esprit de Dieu est aussi à l’œuvre. Le document du Concile Nostra Aetate déclarait : « À notre époque où le genre humain devient de jour en jour plus étroitement uni et où les relations entre les divers peuples se multiplient, l’Église examine plus attentivement ses relations avec les religions non chrétiennes ». « Tous les peuples forment, en effet, une seule communauté ; ils ont une seule origine, puisque Dieu a fait habiter tout le genre humain sur la surface de la terre », affirmait encore ce document. Tous les êtres humains partagent un même questionnement, une même recherche, d’où cette déclaration : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions », pour finalement conclure que « la fraternité universelle exclue toute discrimination ». C’était en 1965. L’Église sortait de son exclusivisme pour s’ouvrir au monde moderne dans sa diversité.
Plusieurs sociétés, avec le phénomène migratoire, connaissent un mouvement de repli identitaire. L’autre est perçu comme une menace. Selon les sondages, les catholiques ne sont pas en marge de cette tendance, lui offrant même un appui majoritaire en certains milieux. L’institution Église a une mission, mais elle ne peut enfermer le don de Dieu. Elle en est le dépositaire et non le propriétaire, le canal privilégié mais non exclusif. L’Esprit la devance, l’Esprit l’interroge, l’Esprit lui fait trouver du neuf dans son vieux trésor. Ce trésor, l’Église ne le protègera jamais mieux qu’en laissant l’Esprit la renouveler de l’intérieur, la protéger contre toute crispation sur des traditions, mêmes séculaires.
Nous servons humblement la mission. Elle n’est pas pour nous un privilège, mais simple collaboration avec l’Esprit qui nous inspire. Cet Esprit Saint passe par nous, mais ne se prive pas de procéder par des voies qui peuvent nous dérouter. Nous sommes souvent quittes pour d’heureuses surprises. Pour nous, le nom de Jésus n’est jamais comme une marque de commerce dont nous aurions l’usage exclusif. En dehors de notre institution-Église, en dehors de nos circuits habituels, des gens que nous ne connaissons pas se prévalent d’agir au nom de valeurs évangéliques. Ils n’ont pas de permission à nous demander. Nous n’avons pas à vérifier leurs cartes de membres en règle. Tant mieux s’ils ont part à l’Esprit, tant mieux si l’Esprit leur a confié un mandat ! Les prophètes peuvent surgir de partout, et n’ont pas besoin de reconnaissance officielle ! Les prophètes devraient bien être capables de reconnaissance mutuelle…
Et dans l’Église, l’Esprit-Saint se répand sur tous les membres, sur le peuple entier. Tout le monde a sa part. Peut-être conviendrait-il d’accueillir ce prophète que nous sommes et que nous avons tendance à ignorer ? Pas de jalousies entre nous ! Nous sommes tous habilités à prophétiser ! C’est Dieu qui sert le gâteau, généreusement !