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Communauté chrétienne St-Albert le Grand




 

 



 

« Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés »

Homélie pour les funérailles de Paule-Renée Villeneuve

Cantique des Cantiques 8,6-7a;

1 Corinthiens 13,1-8;

Jean 13, 1-5.12-15.34-35

Jean Duhaime

Au moment de choisir les textes pour la célébration des funérailles de Paule-Renée, nous nous sommes posé quelques questions comme celles-ci : Qu’est-ce qui fait l’unité de cette personne et de sa vie? Qu’est-ce qui lui donne du sens? Quel en est le fil conducteur? Quelle est la valeur profonde qui a motivé sa manière d’être et d’agir?   
La réponse s’est imposée d’elle-même : l’amour, et essentiellement l’amour de la vie sous toutes ses formes. Que ce soit l’amour de la nature, l’amour pour sa famille et ses proches, l’amour des gens rencontrés au hasard de ses activités professionnelles, de ses voyages ou simplement des situations courantes de la vie quotidienne. 
Paule-Renée aimait la vie sous toutes ses apparences, avec un faible particulier pour ses débuts et ses manifestations les plus modestes ou les plus prometteuses dans une fleur en bouton, un petit oiseau, ou un bébé naissant… Elle aimait la vie, sa générosité, sa diversité… Et cet amour la poussait à agir avec passion et bienveillance, en écoutant autant son cœur que sa raison…    
C’est ce genre de portrait qui a fait surgir les textes du Cantique des cantiques, de la première lettre aux Corinthiens et de l’Évangile de Jean qu’on vient d’entendre.   
Paule-Renée ne parlait pas beaucoup de sa foi. Elle était mal à l’aise avec plusieurs aspects de la vie de l’Église : son côté patriarcal, les abus de certains de ses membres, son discours qui semble parfois déconnecté de la réalité. Elle disait croire en Dieu plus qu’en l’Église, être disciple de Jésus plus que des autorités religieuses… Et, en disciple de Jésus, elle fondait sa vie sur l’amour.    
Les textes du Nouveau Testament qui viennent spontanément à l’esprit quand on parle d’amour sont ceux où Jésus résume l’essentiel de la Loi et des prophètes en disant que le premier commandement est d’aimer Dieu de tout son cœur (Dt 6,5), et que le second, qui est semblable, est « d’aimer son prochain comme soi-même » (Lv 19,18; Mt 22,39 et par.) On a vu dans ce second commandement une « règle d’or », le fondement d’une éthique planétaire (Hans Küng), et, de fait, on le retrouve dans de nombreuses philosophies, religions ou spiritualités.     
En allant un peu plus loin, on pense parfois aussi à l’instruction, qu’on trouve dans le Sermon sur la montagne, « d'aimer ses ennemis », d’accueillir l’autre de manière inconditionnelle, pour être à l’image d’un Dieu inclusif « qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants » (Mt 5,43-44).       
Mais on évoque plus rarement la tournure un peu différente que ce commandement prend dans l’Évangile de Jean : « Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres » (Jn 13,34).    
Ce texte de l’Évangile de Jean nous a beaucoup marqués, Paule-Renée et moi, il y a plusieurs années, alors que nous animions ensemble des liturgies de la Parole pour les adolescents (13 à 15 ans) de la Communauté chrétienne Saint-Albert-le-Grand. Avec ces jeunes, nous essayions toujours de poser des questions relativement simples sur des textes parfois compliqués, ce qui pouvait nous conduire à des découvertes étonnantes. Sur celui-ci, nos questions étaient quelque chose comme : Pour Jésus, selon l’Évangile de Jean : Qu’est-ce qu’aimer? Comment Jésus nous a-t-il aimés? Comment s’aimer les uns les autres « comme Jésus nous a aimés »? Refaisons brièvement l’exercice…   
Qu’est qu’aimer? Qu’est-ce que l’amour? Cela pourrait être, comme dans le Cantique des cantiques une flamme puissante et inextinguible (Ct 8,6-7) un sentiment irrésistible générant des émotions fortes et un attachement profond envers l’être aimé. On peut comprendre ainsi les pleurs de Jésus lorsqu’il arrive auprès de son ami Lazare qui vient de mourir : « Voyez comme il l’aimait! » disent les témoins de la scène (Jn 11,33-35). Le verbe grec est différent (phileô ici plutôt qu’agapaô en Jn 13,34-35), mais le sens est assez proche, selon certains commentateurs.    
Dans l’Évangile de Jean, sans exclure cette dimension, l’amour serait plutôt à comprendre comme l’acte concret de vivre avec et pour l’autre, comme le don de soi pour l’autre (J. Kloppenborg, « Love in the NT », The New Interpreter’s Dictionary of the Bible 3, 2008, p. 707). Dans le récit qu’on vient d’évoquer, Jésus rend la vie à Lazare au prix de la sienne. En effet, selon l’évangéliste, c’est suite à ce « signe » opéré par Jésus que les autorités juives décident de supprimer cet homme jugé dangereux pour la nation (Jn 11,45-50).      
Resitué dans son contexte, le commandement aux disciples de s’aimer les uns les autres peut se comprendre dans le même sens. Si l’on regarde l’action principale du chapitre 13 en faisant abstraction de quelques discours, on voit qu’il s’agit d’un geste symbolique, le lavement des pieds (v. 2-5) dont le récit est introduit par une déclaration au sujet de l’amour de Jésus pour les siens: « Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout » (v. 1).    
Le fait de laver les pieds d’un invité ou d’un visiteur était un geste d’hospitalité (Gn 18,4), souvent confié à un esclave ou à un serviteur. Comme il l’explique par la suite aux disciples, Jésus, qui est leur Maître, s’est mis à leur service. Il les invite à faire de même en se lavant les pieds « les uns aux autres » (v. 14). L’amour « don de soi » se traduit ici par le service mutuel.      
En parcourant d’autres épisodes de l’Évangile de Jean, on retrouve l’amour « don de soi » de Jésus, sans que cela soit mentionné explicitement, dans des paroles ou des actions où se manifestent sa générosité, son ouverture à l’autre, sa capacité d’accueil… Pensons à l’eau changée en vin de grande qualité aux noces de Cana (Jn 2,1-12), aux longs échanges de Jésus avec Nicodème pendant une nuit (Jn 3,1-20) et avec la Samaritaine au puits de Jacob (Jn 4,1-42) aux pains et aux poissons multipliés pour la foule (Jn 6,1-15), à la femme adultère que Jésus refuse de condamner (Jn 8,1-11), et, évidemment, à Lazare rendu à la vie (Jn 11,144).     
Dans les « derniers entretiens » qui suivent l’épisode du lavement des pieds, Jésus insiste à nouveau : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,12); mais cette fois il ajoute « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13; ou plus littéralement, avec la TOB : « Nul n'a d'amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu'il aime »). C’est précisément ce qu’il s’apprête à faire, en toute liberté.    
Dans sa première lettre aux Corinthiens, rédigé à un moment où l’Évangile de Jean n’existe pas encore, Paul présente lui aussi l’amour comme une forme bienveillante et généreuse de relation à l’autre qui s’exprime dans un comportement de patience, de tolérance, d’authenticité, d’altruisme, de pardon et de confiance. Pour lui, l’amour désintéressé vaut plus que tous les exploits ou toutes les performances personnelles, comme il le dit en employant une tournure rhétorique de son temps : « J’aurais beau parler toutes les langues… s’il me manque l’amour je ne suis qu’un cuivre qui résonne » (1Co 13,1; etc.). Un coup d’œil au chapitre précédent de cette lettre montre cependant que Paul ne méprise pas les dons personnels, au contraire! Mais il invite à les mettre au service du bien commun, de ce corps dont nous sommes les membres (1Co 12,1-31).
En réfléchissant à cette façon dont l’amour est présenté dans l’Évangile de Jean et dans la première lettre aux Corinthiens, je me suis retrouvé en connivence avec une homélie prononcée par André Gignac en 1981, au cours de la nuit de Pâques. Il y faisait le rapprochement entre l’amour et le passage de la mort à la vie. Je ne peux me réaliser moi-même, disait-il en substance, qu’en entrant en relation avec d’autres êtres humains, ce qui ne peut s’accomplir sans une sorte de mort à soi-même, dans le don de soi à l’autre. Mais cette sorte de mort devient source de vie. L’amour fait vivre au-delà de la mort, chaque fois qu’on y consent, chaque fois qu’on y parvient (voir André Gignac, Dire l’espérance, Montréal, Fides, 1990, p. 87-89).   
Concluons. L’amour est certes une passion, mais aussi un engagement envers l’autre. L’amour « don de soi » nous permet d’aller un peu plus loin au bout de nous-mêmes. Il nous rend capables de traverser ensemble les épreuves de la vie. L’amour que nous nous portons mutuellement devient source de vie et de joie. Ses bienfaits durent au-delà de la mort, notamment dans la permanence des liens que nous tissons et des valeurs que nous nous transmettons : plus fort que la mort, « l’amour ne passera jamais » conclut Paul (1Co 13,8). C’est ce dont les disciples de Jésus témoignent lorsqu’ils se rassemblent en mémoire de Jésus et de sa vie donnée par amour.   

Hommages à Paule-Renée Villeneuve