Ce passage d’évangile m’est particulièrement cher. En effet, c’est un Bénédictin de l’Abbaye Saint-Benoît-du-Lac qui m’a suggéré de le lire et de le méditer alors que je faisais un séjour à l’hôtellerie de l’Abbaye. J’avais une vingtaine d’années. Ce texte ne m’a pas quitté depuis et m’interpelle toujours.
Trois éléments retiennent particulièrement mon attention, la marche de deux disciples en conversation, la rencontre d’un énigmatique inconnu, enfin le repas et le partage du pain.
« Le même jour, deux disciples faisaient route vers un village appelé Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem, et ils parlaient entre eux de tout ce qui s’était passé. » Ces deux disciples de Jésus, Cléophas et son compagnon, dont nous ne savons pas le nom, reviennent de Jérusalem après la mort par crucifixion de Jésus et la propagation rapide de rumeurs étranges concernant son tombeau trouvé vide. Ils sont abattus, déçus, en état de désolation, car leurs espoirs de voir surgir un chef de file qui rétablirait le Royaume d’Israël ont été balayés par les événements éprouvants des derniers jours. Le doute les assaille. Ces deux disciples ne nous ressemblent-ils pas, dans nos démarches souvent chaotiques de foi? D’ailleurs, le disciple dont nous ne connaissons pas le nom, nous invite à entrer nous-même dans l’histoire et à devenir le compagnon de Cléophas. Alors que nous pensons détenir certaines certitudes, par la raison autant que par le cœur, il y a des jours où tout s’embrouille dans les vapeurs de la désespérance, on traverse alors des régions désertiques. Un accompagnateur serait alors bienvenu.
« Or, tandis qu’ils s’entretenaient et s’interrogeaient, Jésus lui-même s’approcha, et il marchait avec eux. » Voici qu’un inconnu se joint à eux et chemin faisant, reprenant les écritures, leur montre comment les événements récents ont déjà été annoncés et représentent l’aboutissement d’un long parcours de foi. En somme, cet inconnu replaçant ces événements dans un contexte plus large, fait émerger un sens à ce qui, à première vue, est incompréhensible et même révoltant. Comment ne pas penser à cet autre passage, cette fois-ci de l’Évangile de Matthieu : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux. » (Mt 18, 20)
Ainsi en est-il de nos moments de doute, où plutôt que de laisser glisser notre foi, il nous faut la raffermir en approfondissant notre compréhension de cette longue marche du Peuple de Dieu, à laquelle nous participons. Au-delà des écritures, interprétées par l’inconnu du récit, l’accompagnement peut prendre plusieurs formes, un mentor, des cours ou des conférences, des lectures, des études ou des expériences spirituelles. Retracer le cheminement de la Parole évangélique depuis plus de deux mille ans est réconfortant car d’autres avant nous ont adhéré à cette Parole et nous leur sommes redevables. La redécouverte de la beauté du Christianisme peut prendre différentes formes comme le rappelle Jean-Claude Guillebaud dans son livre « Comment je suis redevenu chrétien ». Dans mon cas, cela s’est produit il y a plus de trente ans au contact d’un collègue, devenu ami depuis, qui m’a mis sur la piste d’un théologien psychanalyste allemand, Eugen Drewermann, qui m’a fait découvrir la richesse et la puissance évocatrice des récits évangéliques.
« Quand ils approchèrent du village où ils se rendaient, Jésus fit semblant d’aller plus loin. Mais ils s’efforcèrent de le retenir : « Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse. » Il entra donc pour rester avec eux. » La symbolique du repas et le thème de la convivialité sont au centre de ce récit. Les disciples invitent Jésus à manger et lui accepte de bon gré. Nous sommes des êtres relationnels, et le partage d’un repas n’est-il pas le moment ultime de cette participation à notre humanité commune? Pensons à tous ces repas de nos vies, des repas en famille ou entre amis, au quotidien ou en des moments de célébration, des moments de pure joie autour d’une naissance ou de retrouvailles, d’autres de nostalgie ou de tristesse pour souligner un départ, une retraite, voire la perte d’un être cher. Combien de découvertes, de confidences, sinon d’illuminations, n’avons-nous pas vécues lors de ces repas!
« Quand il fut à table avec eux, ayant pris du pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donna. Alors, leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards. » Le doute s’est évaporé, leur conversion est complétée et leur foi est suffisamment forte pour ne plus nécessiter la présence physique de Jésus. Que nos moments intenses de partage eucharistique à « Saint-Albert » soient autant d’occasions de conversion, sans cesse renouvelée.
« À l’instant même, ils se levèrent et retournèrent à Jérusalem » afin de témoigner de leur foi auprès des Apôtres.
Retournons dans nos Jérusalems pour témoigner de notre foi.
« Heureux ceux qui croient sans avoir vu. » (Jn 20, 29)