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21e Dimanche du Temps Ordinaire (B)
26 août 2018
Un choix d’esprit et de vie
Yvon D. Gélinas
Il y avait un malaise latent chez les disciples de Jésus, depuis longtemps, depuis même le début de l’aventure de la marche à sa suite. Plusieurs faisaient route avec lui parce qu’il était un maître de sagesse, un libérateur de bien des maux; parce qu’il avait soin de nourrir les foules venues l’entendre. Mais un malaise couvait sous la confiance et l’adhésion. Sa parole souvent, trop souvent, obligeait à regarder et à vivre sous un autre horizon que l’habituel, le vérifiable. Il fallait dépasser l’évidence, il fallait avoir foi en sa parole comme si on voyait l’invisible.
Voici qu’il vient de prononcer encore de ces paroles étonnantes qui se situent au-delà du possible et de l’impossible. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie. C’en est trop. Ce n’est pas acceptable. Veut-il nous faire participer à un repas inhumain? Jésus voit bien leurs hésitations et leurs doutes. Il sait bien que plusieurs des disciples n’ont d’accès qu’à ce qui est de la chair et non de l’esprit. Ils sont tout entier dans l’immédiat, le concret désirable et réalisable en ce monde de chair. Ce qui est de l’esprit est pour eux phantasme, illusion, utopie…
Il faut clarifier la situation. Provoquer, ou bien une rupture, ou bien une adhésion lucide, libre surtout. Cela vous heurte? C’est l’esprit qui fait vivre, la chair n’est capable de rien. C’est le moment du choix. Beaucoup alors s’en allèrent et cessèrent de marcher avec lui. Pour plusieurs, ce ne fut pas fait sans déchirement, ce départ. Mais il fallait être honnête. Ce qu’il dit devient intolérable, on ne peut plus l’écouter. Un choix dur, cruel même, mais libre de la liberté même de la conscience. Déchirement sans doute aussi pour Jésus : voir partir des amis, des disciples de la première heure. Il comprenait leurs doutes, leurs difficultés, il savait qu’il y avait encore des espaces pénibles à franchir. Mais il fallait aller jusqu’au bout. Choisir librement, lucidement, en avouant ses réticences et en faisant confiance.
Dans toute l’audace et le courage qui lui viennent de sa propre liberté Jésus se tourne maintenant vers ceux qui sont là, qui ne sont pas partis, qui restent. À eux de choisir librement encore. Et il provoque une fois de plus : Voulez-vous partir vous aussi. Et l’étonnante réponse de Pierre au nom des douze disciples : À qui irions-nous? Tu as les paroles de la vie! Une réponse entière, sincère, mais une réponse qu’il faudra sans cesse reprendre, enraciner en soi, approfondir en conscience quand les coups durs viendront. Quand l’effrayante réalité, visible et prévisible viendra s’opposer à l’esprit invisible.
C’était le moment du choix et de la liberté. Comme tout à l’heure pour le peuple de Dieu soumis à l’interrogation et à la provocation de Josué. Mais en même temps tout est différent. Il ne s’agit plus seulement de faire confiance sur la base des anciennes merveilles accomplies par Dieu, mais désormais faire confiance en une personne, aimée certes, mais qui garde tant de mystère. Faire confiance sur la base d’une parole qui va au-delà des possibles et impossibles. Faire confiance dans le présent et l’avenir, et non dans le seul passé. Faire confiance encore et toujours comme si on voyait l’invisible.
Moment de choix et de liberté pour nous quand au creux de notre condition humaine, à l’obscur de la réalité qui est nôtre, il nous demande : Voulez-vous partir vous aussi? Vous est-il intolérable d’ajouter foi en ma parole? Vous êtes libres. Quand, avec qui nous sommes, avec ce qui compose notre vie et notre présence au monde, nous nous entendons répondre : À qui irions-nous? Tu as les paroles de la vie. Oui, nous avons foi en sa personne et en sa parole. Une parole qui est au-delà de la matérialité et de l’évidence des mots. Une parole qui est esprit, qu’il faut entendre en intelligence et esprit, qui devient source de vie, persistance de vie, goût et défi de vivre. Une foi, une confiance qui montent en nous et qui ne sont pas que de nous, pas uniquement de notre chair et de notre sang.
Mais qu’en est-il quand cette parole nous arrive en des moments de difficultés graves, de deuils pénibles, d’événements imprévus sur lesquels nous n’avons pas de prise? Quand nous rejoint l’inéluctable et indépassable réalité en ce qu’elle a de plus mortifère : les horreurs des guerres, les famines, les violences… Alors qu’en est-il de l’affirmation de notre cœur : Tu as les paroles de la vie et il n’y a plus de vie autour de nous ou qu’une vie tristement diminuée. C’est vraiment alors pour nous le moment du choix et de la liberté. Quitter, tout laisser là, ne plus écouter, aller ailleurs chercher une parole vivifiante? Il laisse à notre liberté de continuer à marcher à sa suite, de prêter oreille et consentement à sa parole. C’est alors que monte en nous la réponse de Pierre : À qui irions-nous? Tu as les paroles de la vie. Comme malgré nous et malgré tout, il y a une confiance, une espérance qui refusent de s’éteindre. Non pas que nous nous résignons devant l’inévitable. Non pas que nous essayons d’y voir un sens bien codé, si bien codé qu’il semble à jamais indéchiffrable. Non. Nous avouons notre incompréhension, notre sentiment d’être devant l’indicible, mais nous continuons notre marche et notre écoute, meurtris certes, mais incapables, de manière inexplicable, de porter ailleurs notre regard, et encore plus de céder au désespoir. Plus fort que tout, malgré tout : le sentiment d’une présence. Nous avons l’esprit. Obscurément souvent mais bien réellement, nous savons que nous ne sommes jamais seuls et dans le total abandon. C’est comme un saut dans l’invisible. Un saut auquel nous ne consentons pas seuls, laissés à nous-mêmes.
Il nous demande à tous les tournants de nos vies : Voulez-vous partir vous aussi? Et à travers nos peines, nos joies, à travers nos doutes, nos espérances, il est là guidant notre réponse, nous faisant découvrir au cœur de nos vies des instants de bonheur, de confiance, qui accompagnent et portent notre marche. Il nous fait découvrir que toujours il est près de nous, qu’il est notre pain de vie.