Il est rare que l’évangéliste donne d’emblée
le sens d’une parabole. C’est le cas ce matin : « Jésus
dit une parabole pour montrer à ses disciples qu’il faut
toujours prier et ne pas se décourager ». La parabole
met en scène deux personnages : une veuve en procès
contre un adversaire. Probablement un parent de son défunt mari
qui veut lui ravir les quelques biens qu’il lui a laissés.
Elle veut obtenir justice d’un juge qui, nous dit le texte, « n’avait
ni crainte de Dieu ni respect pour personne ». Un juge sans
foi ni loi, probablement « véreux », « monnayable » dirait-on
aujourd’hui. Une Commission Bastarache pour analyser le processus
de nomination des juges de l’époque aurait sans doute été utile!
Cette veuve ne se laisse pas avoir facilement : elle est obstinée,
butée, « achalante » : elle veut
que le juge reconnaisse ses droits. Elle le harcèle, lui casse
la tête à force de réclamer que justice lui soit
rendue. Le juge inique n’en peut plus. Exaspéré et
de guerre lasse, il finit par lui reconnaître ses droits, non
par souci de la justice, mais pour avoir la paix.
La suite du récit
est énigmatique. L’évangéliste
semble comparer l’attitude du juge inique à celle de Dieu.
Si le premier cède à la prière incessante et harcelante
de la veuve, combien plus Dieu à celle de ses élus qui,
jour et nuit, crient vers Lui! Dieu exaucerait-il nos prières
incessantes pour avoir la paix ? Pourquoi cette insistance sur la nécessité de
toujours prier et de ne pas se décourager?
La dernière
phrase est encore plus énigmatique. « Mais
le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur
terre? » Cette petite phrase est sans doute la clé de
l’énigme. Il s’agit d’une allusion très
claire à la Parousie, au retour du Christ à la fin des
temps. La référence aux « élus » qui
crient, jour et nuit, vers Dieu, oriente dans le même sens :
ce terme « élus » servait à désigner
les premiers chrétiens persécutés.
Nous le savons :
les premiers chrétiens étaient
convaincus que le Royaume de Dieu était imminent, que le retour
du Christ sur terre pour établir le Persécuté,
même mis à mort, ils trouvaient que le Seigneur tardait à se
manifester. L’évangéliste Luc, en évoquant
cette parabole, vise à les encourager à tenir bon dans
la foi, à croire en la justice de Dieu qui ne tardera pas à se
manifester. C’est ce qui explique l’exhortation : « Prier
sans cesse et ne vous laissez pas décourager », tenez
ferme dans la foi, faites confiance à Dieu, le Seigneur ne tardera
pas, il rendra justice. En somme, il s’agissait
de soutenir l’espérance des élus.
Qu’en est-il
de nous aujourd’hui? Le retour du Christ n’est
pas pour nous une préoccupation. « Nous ne savons
ni le jour ni l’heure ». Prier a-t-il encore un sens?
Persévérer dans la prière, quand Dieu demeure
silencieux, n’est-ce pas une perte de temps? Nous savons d’expérience
que nous ne sommes pas toujours exaucés. Malgré nos prières,
les épreuves, la maladie, la mort d’un proche nous atteignent
et nous font mal.
Reconnaissons que nous sommes portés à oublier
que nous sommes parfois exaucés. L’exemple des chiliens,
cette semaine, est éloquent. Ils sont en majorité très
croyants et ils sont convaincus que Dieu les a entendus, qu’il
leur a donné la force de traverser cette épreuve et qu’il
les a aidés à ramener à l’air libre les
mineurs enfermés depuis plus de deux mois au fond de la mine.
Le texte d’Augustin lu tout à l’heure est de nature à nous éclairer.
La prière n’est pas attente passive. Les chiliens l’ont
bien montré. Pour Augustin, la prière est une expression
du désir, même elle est désir. Prier,
c’est
désirer, pour soi ou pour autrui,
un bien que nous espérons
obtenir de Dieu. Le désir se distingue du besoin. Le besoin
est d’ordre physiologique comme le besoin de manger ou de dormir,
et, une fois assouvi, il disparaît. Le désir au contraire
ne disparaît jamais, il est sans cesse ravivé, renouvelé et
relancé. L’objet du désir, selon les philosophes
et les psychologues, est à la fois indéfini et infini.
Indéfini : il n’a pas d’objet propre capable
de le combler, il tend vers des objets multiples et disparates, mais
aucun ne le rassasie, ne le comble. Dès que l’objet d’un
désir est atteint, le désir tend vers autre chose. Il
est insatiable. L’objet du désir est aussi infini. Le
désir n’a pas de limites, il est ouvert sur tout. C’est
pourquoi il relance toujours en avant, vers autre chose, vers un autre,
vers l’autre, finalement vers l’Absolu et, pour le croyant,
vers Dieu.
C’est ce que Saint Augustin veut faire comprendre à Proba,
une noble patricienne romaine qui l’interroge sur la prière.
Pourquoi prier quand Dieu connaît mieux que nous-mêmes
ce dont nous avons besoin? La prière, répond Augustin,
vise à exprimer et à creuser notre désir, à le
survolter en quelque sorte, pour nous faire avancer dans la vie, pour
nous faire progresser, même si parfois on peut s’illusionner
sur son orientation, se tromper de cible. C’est pourquoi il faut
prier sans cesse, avec persévérance, pour que notre désir
s’oriente toujours, dans toutes nos pensées et nos actions,
vers Celui qui seul peut le combler : Dieu, qui en est à la
fois la source et le terme.
« Prier sans cesse et ne pas se décourager »,
comme l’exhorte l’évangile d’aujourd’hui,
c’est possible, à la condition de
ne pas cesser de désirer…,
de désirer une vie pleine, signifiante, comblante, au service
de Dieu et de ses sœurs et frères humains.