L’Évangile d’aujourd’hui, nous fait faire
tout un parcours. D’une question au sujet de ce qu’il faut
faire pour avoir la vie éternelle, nous aboutissons à celle
qui demande qui a été le prochain de l’homme
tombé entre
les mains des bandits?
Le récit décrit l’homme qui questionne comme étant
d’abord celui qui veut mettre Jésus à l’épreuve,
puis celui qui veut « devenir juste », en s’ajustant
sur le principe qu’il vient lui-même d’énoncer… et
ce faisant de parvenir à « se
justifier ».
Pour embarrasser Jésus, la question concerne la vie éternelle,
que dois-je faire pour avoir part à la vie éternelle? Pour ce qui a trait à se justifier, la question est tout simple.
Et qui donc est mon prochain? Il nous reste, vous conviendrez avec
moi, un vrai défi. Comment concilier, vouloir mettre à l’épreuve
son interlocuteur et demeurer un homme juste. Mais, ce n’est
pas là notre propos d’aujourd’hui. Une perspective
plus fondamentale est en jeu, la vie éternelle présente
des affinités avec l’existence du prochain.
Aux deux questions de ce docteur de la Loi, Jésus répond
par deux autres questions. La première est toute simple. Dans
la Loi, qu’y a-t-il d’écrit? La réponse fait
référence à deux préceptes précis,
tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme,
de toute ta force, et ton prochain comme toi-même. Cette association
entre amour de Dieu et du prochain constitue quelque chose de neuf.
Notre docteur de la Loi se fait révolutionnaire en soumettant
cette réponse à Jésus. Sa deuxième question
n’est pas étrangère à l’originalité de
sa première réponse. D’ailleurs, avant de poser
sa deuxième question au légiste, Jésus raconte
une parabole, une histoire qui rapporte un événement
de la vie.
Cette parabole, nous la connaissons bien. Elle met en scène
quatre personnes. Un voyageur qui est victime de bandits. Un prêtre
et un lévite qui, bien qu’ayant vu le blessé, passe
de l’autre côté. Enfin un quatrième personnage
se rapproche de celui qui est mal en point. Non seulement il s’approche
de lui, mais il le voit d’un regard qui l’émeut
jusque dans ses entrailles. Il est saisi de pitié, s’approche
de lui, panse ses plaies, le charge sur sa monture, le conduit dans
une auberge, prend soin de lui, paie pour lui et promet de repasser
pour payer ce qu’il en coûtera de plus. Cette longue série
d’actions qui s’enchaînent les unes après
les autres incarne ici ce que signifie aimer Dieu
de tout son cœur,
de toute son âme et de tout son esprit, et ton prochain comme
toi-même. Le mot, « tout », prend ici la
forme de nombreuses actions. Il s’agit de faire corps avec l’événement.
Des quatre personnes impliquées dans cette parabole, deux sont
rassemblées par un événement. Une première à titre
de victime; une deuxième par son choix de se laisser émouvoir
par cette victime. Les deux autres personnes sont passées à côté,
certainement pour de bonnes raisons. Toutefois, elles n’ont pas
saisi l’opportunité de devenir le prochain de celui que
sa situation précaire situait comme leur prochain…
À l’évidence habituelle du prochain, en la personne
du blessé, la question de Jésus, au terme de la parabole,
vient changer la perspective. Lequel des trois, à ton avis,
a été le prochain de l’homme qui était tombé aux
mains des bandits? Le docteur de la Loi est à son tour mis à l’épreuve
en quelque sorte. En effet, Jésus vient renverser la perspective.
Le docteur de la Loi se trouve ainsi à épouser la position
de l’homme blessé. Il est invité à voir « qui
est le prochain de l’homme tombé en plein sur les brigands ».
Le Docteur de la Loi se trouve alors à regarder les choses du
point de vue de celui qui se trouve en mauvaise position. Ce détour
par le point de vue de l’autre est ce qui lui permet, dès
lors, de savoir ce qu’est un prochain. Pour être capable
d’être le prochain d’autrui, il faut d’abord
s’être trouvé placé en position d’attente
d’un prochain. L’expérience de la détresse
change notre pitié en quelque chose qui nous « prend
aux entrailles ». Il s’agit d’une pitié directement
réordonnée à Dieu : la pitié humaine
devient la figure de la présence d’un Autre parce que,
justement, elle n’est jamais à la hauteur. Dans la parabole,
le samaritain lui-même « partage » la tâche,
pour des raisons d’espace et de temps. La compassion et les bonnes
actions envers les autres n’ont ainsi plus rien à voir
avec un surmoi valorisant. Ici, l’expérience de la détresse
rend la présence de l’autre vitale. Dieu que l’on
ne voit pas dans cette parabole est ici bien présent par cet « amour » du
prochain.
Par sa réponse éloquente, Celui
qui a fait preuve de bonté envers lui, le Docteur de la Loi montre qu’il a
bien saisi l’enjeu. Le prochain est celui qui accepte de prendre
sur lui l’indigence dont l’autre est victime; ici, qui
se laisse émouvoir jusqu’au profond de son cœur.
La figure de la bonté témoigne que son expérience
de vie lui a permis d’entrer en contact avec le lieu du prochain.
Se faire proche, au point de passer à l’action auprès
de tous les blessés de la vie, est une exigence démesurée.
D’ailleurs, elle risque de nous faire passer à côté de
bien des événements. À quoi bon, notre action
changera si peu de chose! D’ores et déjà, nous
savons que nous n’y arriverons pas. Le témoignage de nombreuses
personnes qui s’y sont aventurées avant nous laisse voir
l’échec de leur projet, puisque les blessés de
la vie existent toujours. Toutefois, plusieurs de ces témoins
nous parlent de leur amour de Dieu qui passe par leur présence
auprès de personnes en difficulté. Ce commandement de
l’amour de Dieu et du prochain n’est pas au-delà de
nos forces, comme nous le rappelait le livre du Deutéronome.
Il demande seulement que nous replacions nos désirs dans une
perspective humaine. Dans ce contexte, l’enjeu de « faire
la charité » au nom de la pitié n’est
pas de « sauver » quiconque en face de nous,
mais simplement de nous rendre juste nous-mêmes. Nous devenons
juste en nous ajustant sur la profonde dépendance qui nous lie
les uns aux autres dans et pour l’existence. C’est tout
le contraire de la toute-puissance.
À la suite de ces deux bonnes réponses, le Docteur de
la Loi se voit invité à poursuivre son chemin. Après
avoir cité judicieusement l’Écriture, en relation
avec ce qu’il faut faire pour avoir la vie éternelle,
Jésus lui dit, Fais ainsi et tu auras la
vie. À la suite
de sa réponse à savoir qui était le prochain,
Jésus lui adresse cette invitation, Va,
et toi aussi, fais de même.
C’est probablement ce qu’a découvert la petite
fille sur le bord de la mer qui remettait des petits poissons rapportés
par les vagues sur le rivage à l’eau. Un homme qui se
promenait l’interpella en lui affirmant que son action était
bien inutile devant tous les poissons morts qu’elle n’arrivait
pas à remettre à l’eau assez rapidement. Et la
petite fille répondit tout naïvement. C’est vrai!
Mais, tu oublies tous ceux que j’ai déjà remis à la
mer et que tu ne vois plus. Devant la précarité de la
vie, elle renonçait à la toute-puissance en adoptant
la « toute-petitesse »!