La célébration du Saint-Sacrement du Corps et
du Sang du Christ, autrefois appelée la Fête-Dieu, n’est
pas récente. Elle a été instituée au
Moyen-âge, en 1264, par le pape Urbain IV, à une époque
où les gens ne communiaient guère,
pour ne pas dire jamais. Pourtant on croyait que le Christ était vraiment,
réellement et substantiellement
présent dans l’hostie sous les espèces du pain
et du vin. C’est de cette époque aussi que date l’élévation
de l’hostie après la consécration :
on voulait voir l’hostie dans laquelle Jésus était
maintenant réellement présent.
L’adoration du Christ présent dans l’hostie a
eu la vie dure et connaît même un renouveau aujourd’hui,
particulièrement
chez certains jeunes catholiques. Ce culte ou cette dévotion risque malheureusement
de faire perdre l’essentiel du mystère de l’eucharistie. Dom
Prosper Guéranger, fondateur de l’abbaye de Solesmes en
France au XIXe siècle, disait fort justement : « On adore
Jésus présent dans l’hostie, parce qu’on la conserve
pour les malades et les mourants, mais on ne conserve pas l’hostie pour
l’adorer ». C’est en effet détourner l’eucharistie
de son sens premier et profond qui est d’être un repas partagé et à partager pour
se souvenir de Jésus. L’eucharistie n’est pas un objet de
contemplation, mais une pratique.
Le geste de Jésus à la dernière Cène
se situe autour
d’une table pendant un repas. En
partageant le pain et le vin, il se crée entre les convives
des liens, une fraternité,
une communion. Faire sa première communion, c’est participer
pour la première fois au partage du pain et du vin, communier
au Corps et au Sang du Christ, avec toute l’assemblée
et faire Église.
C’est l’assemblée qui refait
les gestes de Jésus, qui
se rappelle le partage du pain et de la coupe à la dernière
Cène,
la veille de la mort de Jésus. Le pain rompu et la coupe de
vin partagée, « corps
livré » et « sang répandu »,
se réfèrent explicitement à la passion et à la
mort de Jésus, à son « sacrifice » sur
la Croix, pour la libération et le salut du monde. Il faut aller
cependant plus loin que cet aspect « sacrificiel »,
sur lequel on insiste peut-être trop parfois.
« Faire mémoire de Jésus »,
c’est sans doute se rappeler sa vie donnée sur la Croix,
mais c’est
aussi se rappeler toute sa vie, ce qu’il a été,
ce qu’il a fait, toute son action libératrice et salvatrice. C’est
se souvenir qu’il est venu annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres, aux
malades, aux infirmes, à tous les éclopés de la vie. C’est
se rappeler qu’il a proclamé les Béatitudes et qu’il
s’est identifié aux plus petits et miséreux d’entre
les humains comme le souligne l’Évangile de Matthieu au
chapitre 25.
« Faire mémoire de Jésus »,
c’est s’engager à sa suite à libérer
et sauver l’humanité, à combattre l’injustice, à mieux
distribuer les richesses, à secourir tous ceux et celles qui
sont en manque.
Célébrer l’eucharistie, c’est
s’engager à la
suite de Jésus à partager ce qu’on a et ce qu’on
est. L’eucharistie est une invitation au partage. Ce n’est
pas par hasard que le récit de la multiplication des pains est
proposé par la
liturgie comme évangile de la Fête du Corps et du Sang
du Christ. L’eucharistie est appelée à être
partagée et
invite au partage. A la dernière Cène, Jésus rompt
le pain et fait circuler la coupe « pour vous »,
c’est-à-dire les disciples présents, mais aussi,
ajoutent certains textes du récit de l’institution, « pour
la multitude ».
Le don reçu dans l’eucharistie
invite au partage, à l’exemple
de Jésus, qui a nourri les foules affamées qui le suivaient
pour l’entendre. Le père Pedro Arrupe, ancien général
des Jésuites, très engagé dans la théologie
de la libération,
a fort bien exprimé cette cohérence indispensable
entre pratique eucharistique et pratique de la vie quotidienne :
« Si
la faim existe quelque part dans le monde, notre célébration
de l’eucharistie est incomplète partout. Dans l’eucharistie
nous recevons le Christ qui a faim dans le monde des affamés.
Il ne vient pas à nous tout seul, mais avec les pauvres, les
opprimés,
ceux qui meurent de faim sur la terre… Nous ne saurions recevoir
dignement le Pain de Vie, à moins de donner nous-mêmes
du pain à ceux
qui en ont besoin pour vivre, où qu’ils se trouvent, quels
qu’ils
soient » (Pedro Arrupe, s.j., Écrits pour évangéliser,
DDB, 1985, p. 52).
L’évangile de la multiplication des
pains vient nous rappeler que nous sommes appelés nous aussi, à multiplier
le pain,
pour que chaque être humain sur la terre puisse en avoir et satisfaire
ce besoin essentiel et symbolique de la vie. Tant que ce besoin ne
sera pas satisfait, nous aurons à célébrer l’eucharistie
et nous souvenir que Jésus a donné à manger à ceux
qui avaient faim et qu’il nous invite à faire de même.