Dans la nuit, au bord de ce lac autour duquel il a tant fait d’aller
et retour, les disciples se retrouvent désabusés, fatigués.
Ils ont connu tant d’événements en quelques jours :
sa passion, sa mort, les rumeurs de sa résurrection, les expériences
fugaces de sa présence. Ils ne savent plus. Ils hésitent
entre un espoir confus, ambigu, et la désillusion. Ils sont
de retour là où tout a commencé pour plusieurs
d’entre eux. Mais comme l’ardeur et l’enthousiasme
du début sont retombés!
Et voilà Pierre. Comme toujours le chef de la petite bande,
Pierre l’impulsif, l’actif, qui veut secouer cette torpeur :
Je vais à la pêche. Et les autres le suivent, reprennent
le travail. Un travail qui sera stérile, mais aura au moins
le mérite de fatiguer le corps et d’empêcher ainsi
l’esprit de tourner en rond.
Le jour se lève peu à peu sur les résultats
négatifs de leurs efforts. Mais bientôt tout va changer,
reprendre vie. À cause d’une présence confusément
perçue sur le rivage, à travers les brumes du petit
jour… Quelqu’un qui interpelle, et, sans trop savoir
pourquoi, on répond à cet appel. Une présence,
quelqu’un qu’on n’ose pas encore reconnaître,
auquel on hésite à donner un nom. Mais quand même,
on sent bien que la vie s’éveille.
Et les choses se précipitent, mais lentement oserait-on dire.
Lentement, avec la lourdeur d’un corps fatigué au petit
matin, la lourdeur d’un esprit qui hésite à affirmer
ce que le cœur, lui, a pressenti. Le feu de braise, le pain,
le poisson, comme d’habitude au retour de la pêche. Un
petit déjeuner. Mieux que cela : un repas, le signe du
repas. Le pain rompu et partagé, comme au dernier soir avant
la mort, comme à Emmaüs. Le pain encore rompu et partagé au-delà des
souffrances et de la mort. Alors leurs yeux, vraiment, le reconnaissent.
Le cœur s’ouvre à l’amour. Le jour est levé,
les filets de brume se sont dispersés. C’est
le Seigneur!
Comme à son habitude, il est venu, simplement, au cœur
du quotidien, au cœur des travaux habituels. Il a préparé le
repas, repas du pain et de la parole. Il a fait le signe qui colle à la
vie de chaque instant, au plus habituel de l’instant. Et tout
prend couleur, la lumière chasse les ombres ou plutôt,
redonne le courage de vivre et d’avancer avec les ombres qui
maintenant prennent sens. Il est présent comme il le sera à jamais
dans le signe du pain rompu, du repas partagé, dans les partages
des instants de la vie.
Le repas de ce matin-là est terminé. Alors il s’éloigne
avec Pierre. La marche encore — toujours avancer — au
bord du lac. Comme au début. Et le dialogue qui ramène
aussi au début, à la première rencontre, à la
première amitié. Le dialogue va effacer l’erreur
de Pierre. Le dialogue qui relancera dans la mission.
Par trois fois la question : Pierre, m’aimes-tu? Par trois
fois, ce qui est dur pour Pierre parce que c’est le rappel
du reniement par trois fois. Mais la marche va vers l’avant,
n’évoque le passé que pour l’effacer, le
rendre léger, en faire comme un tremplin pour plonger dans
l’avenir. Par trois fois : Tu sais bien que je t’aime.
Il y a eu Pierre qui vaguement a reconnu le Seigneur dans ce quelqu’un
au bord du lac; puis Pierre qui a reconnu Jésus dans le pain
rompu; maintenant Pierre qui croit, qui est capable d’aller
jusqu’à affirmer l’amour, qui est prêt -par
amour- à continuer l’aventure, la mission.
Et ces paroles de Jésus, à la fois sévères
et porteuses de vie. Quand tu étais jeune, tu faisais à ta
tête, mais viendront ces jours où un autre devra te
guider quand le grand âge ne te permettra même plus de
nouer toi-même ta ceinture. Paroles sévères,
mais en même temps douces, affermissant l’amour, ouvrant
toute espérance, parce qu’elles ne sont dites ces paroles
que dans la présence reconnue, dans l’assurance de la
présence qui vient soulager, nourrir, redire que toujours
il y aura cette présence.
Un récit si beau, si fort puisqu’il est si près
des instants de la vie, des besoins de la vie. Un récit de
mémoire, et un récit d’aujourd’hui pour
nous. Dans nos nuits, sous le poids des souvenirs et des erreurs,
dans l’ambiguïté de nos avenirs, nous nous croyons
tellement seuls, sans soutien. Il y a si fortement la tentation de
nous abandonner à nos désillusions. Pourtant le jour
qui se lève est encore possible. Parce qu’il est là au
rivage de nos vies. Là, qui attend, qui interpelle, qui s’occupe
du réconfort et de l’assurance des lendemains. Nous étions
seuls parce que notre capacité à le reconnaître
nous faisait défaut. Le reconnaître en des instants
fugaces, en des événements, en des visages autour de
nous. Le reconnaître en nous, en des courages que nous avons
oubliés. Le reconnaître dans le bonheur et la joie du
repas partagé.
Sans cesse, il nous faut le reconnaître jusqu’à nous
attacher à sa personne, à sa parole, le laisser s’introduire
dans nos vies. Le reconnaître jusqu’à l’amour
qui fait pleine clarté sur nos jours et nos travaux. Le reconnaître
jusqu’à en devenir les témoins