Le jeune homme riche
Aussi bien vous le dire tout de suite, ce texte que
nous avons pris l’habitude
d’appeler celui du « jeune homme riche » m’a déçu à sa
relecture, cette année. Pas parce que la mention du « jeune homme » est
absente dans la version de Marc, mais parce que je trouvais que ce passage
de l’évangile semble se conformer au langage courant qui dit que
tout le monde a son prix.
Quand
on utilise cette expression qui veut dire que, si on y met l’argent nécessaire,
toute personne peut être « achetée », on affirme haut
et fort le pouvoir de l’argent. Et l’évangile du jour semble
donner raison à cet adage. L’homme, qui d’abord accourt
vers Jésus, se détournera vite de lui, dans la tristesse, quand
il comprendra le prix à mettre pour avoir en héritage la vie éternelle.
On a toujours commenté ce passage en soulignant la difficulté,
qu’on soit jeune ou vieux, de renoncer à la richesse pour accéder
au royaume annoncé par Jésus. C’est vrai, mais on pourrait
dire aussi que notre homme n’a pas trouvé son prix dans l’offre
qui lui était faite.
Vous me
direz que j’essaie de vous entraîner dans des subtilités
qui « n’ont pas rapport ». Mais jetez un coup d’œil à la
conclusion de notre évangile. Devant le départ de l’homme,
Jésus a répondu à une première question sur la
difficulté d’accéder au royaume quand on est riche. Puis
Pierre revient délicatement à la charge en disant tout simplement : « Voilà que
nous avons tout quitté pour te suivre. » Et là, Jésus
va répondre en en remettant : « Personne n’aura quitté, à cause
de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs,
une mère, un père, des enfants ou une terre, sans qu’il
reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons,
frères, sœurs, mères, enfants et terres, avec des persécutions,
et, dans le monde à venir, la vie éternelle. »
Comme s’il
voulait dire : « La vie éternelle ne suffit pas. Alors si
elle ne fait pas le poids, ajoutons encore qu’on recevra au centuple
tout ce qu’on aura donné pour suivre Jésus. » Le centuple.
Ce n’est même plus un chiffre, ce n’est pas d’abord
un chiffre, c’est un symbole de l’absolu, de la démesure
de l’offre faite à qui veut suivre Jésus.
C’est
réconfortant quand on se considère du nombre de ceux et celles
qui ont quitté quelqu’un ou quelque chose à cause de Jésus
ou de l’Évangile. Mais en même temps, c’est un peu
décourageant de constater que ce discours tombe dans le piège
de la surenchère. Même si je mets le chapeau de spécialiste
de la Bible et que je commente en disant que cette conclusion n’est peut-être
pas de la bouche de Jésus, mais qu’il est plus prudent de la considérer
comme un ajout de la première communauté, il n’en reste
pas moins que nous nous retrouvons avec un texte du Nouveau testament qui semble
succomber au langage de la surenchère. D’où la déception
que j’évoquais au début. D’où la question :
que faire avec ce texte à l’argumentaire contaminé par
les intérêts personnels?
Une solution
consisterait à oublier tout ce que je viens de dire, parce que cela
relève de la plus grande fantaisie et que ça n’a pas grand-chose à voir
avec ce que le texte veut vraiment nous dire. C’est une possibilité et
vous êtes libres de l’adopter. Mais vous comprendrez que, quand
on a une question en tête, un peu comme un air de chanson, il est bien
difficile de s’en défaire aussi facilement.
Je reviens
donc à ma question, à ma préoccupation et je me demande
si l’évangile de ce matin tombe vraiment et aussi fortement que
je l’ai insinué dans le travers de la surenchère? Si on
pense à certains usages qu’on a faits de ce texte pour convaincre
des jeunes de quitter leur famille pour adopter la vie religieuse, on peut
constater qu’il est arrivé, parfois, dans le passé, que
des prédicateurs de retraite de vocations ne se scandalisent pas d’utiliser
ce texte dans une interprétation très intéressée.
Mais si
on faisait une enquête auprès des personnes qui ont suivi l’invitation
que contient la conclusion de ce matin et si on leur demandait si elles ont
reçu le centuple promis en cette vie, on constaterait probablement
beaucoup de surprise sur leurs visages. Pour ma part, je n’ai jamais
rencontré, dans la vie religieuse ou dans la vie hors du cloître
des personnes qui ont suivi Jésus au nom de l’évangile
et qui auraient tenu la comptabilité des dons reçus en retour.
Il ne leur est probablement même pas venu à l’esprit que
cela puisse être une démarche à entreprendre.
C’est
donc dire qu’il y a des gens qui lisent les textes de l’évangile
avec d’autres yeux que ceux de la lecture littérale et fondamentaliste.
C’est dire aussi qu’il y a toujours eu des personnes qui ont entendu
ou lu les propos de Jésus sans s’enfermer dans la lettre du texte,
sans oublier ce que la sagesse et la vie leur avaient déjà appris.
La liturgie
de ce matin, dans un bel exemple de cette sagesse, propose de lire un texte
du livre de la Sagesse en écho à l’évangile du jour.
Il y a là un éloge inconditionnel de la sagesse comme valeur
dépassant absolument toutes les autres : trônes, richesses,
pierres précieuses, or et même santé et beauté.
On peut présumer que les premières générations
de chrétiens, en majorité d’origine juive, connaissaient
déjà ce texte de la Sagesse et qu’il le gardait en tête
au moment d’écouter la conclusion du récit évangélique
d’aujourd’hui.
Si j’accepte
cette leçon de lecture et si je relis l’évangile du jour à la
lumière de cet éloge de la Sagesse, je comprends que Jésus
n’est pas en train de proposer un contrat astronomique à ses disciples,
mais qu’il veut leur dire dans leur langage les vraies attentes à entretenir
quand on se met à la recherche du royaume. Il ne les invite pas à sortir
leur calculette pour comptabiliser les profits encaissés, mais il utilise
une image, une image éminemment symbolique par sa démesure même,
pour leur dire, et à Pierre en particulier, qu’ils ne seront jamais
perdants à servir l’Évangile.
Le vrai
trésor finalement se trouve dans le texte de l’évangile
lui-même, qui n’a jamais fini de nous étonner et de nous
offrir du sens nouveau, à condition que nous prenions le risque de le
lire dans toute sa profondeur et sans nous enfermer dans son sens littéral
et immédiat. Dans notre eucharistie, remercions notre Père de
nous convier à une écoute intelligente, quand Il nous parle.