Vaut mieux ne pas se tromper de Messie…

À entendre la question que Jésus pose à ses disciples, je ne peux pas m’empêcher, après le drame survenu au Collège Dawson, de reprendre l’interrogation : mais qui était-il donc ce jeune dont on parle tant? Pour lui-même, pour ces voisins et parents, mais qui était-il? Pouvait-il même se poser la question pour lui-même?

Quand Jésus demande à ses disciples « Qui suis-je pour vous? »  Est-ce une simple question de curiosité? Peut-être. Mais question tout à fait normale. Il nous arrive, après un certain temps en compagnie d’une personne – je pense en particulier aux amoureux - de lui poser la même question : que penses–tu de moi? Notre tentative de répondre dévoilera nos convictions, le sens que nous donnons à notre vie. Dans ce cas-ci, il est difficile de trouver une réponse valable pour tous; elle sera toujours subjective.

Ce passage ressemble à un grand moment de vérité. « Pour les gens qui suis-je? » La réponse des disciples: « Tu es Jean Baptiste, ou Élie, ou un prophète », reste assez floue. Des messies, il y en a eu de toutes sortes et pour tous les goûts jusque-là, des bons et des moins bons. Qui d’entre nous n’a pas, un jour ou l’autre, attendu un messie? D’ailleurs l’expression est passée dans le langage populaire. Mais il était temps pour Jésus de poser la question : «Pour vous,  qui suis-je? » Depuis le début de l’évangile de Marc, on s’interrogeait ouvertement sur la personne de Jésus : « Mais, quel est cet homme? ». Pierre avait l’impression de le connaître. Depuis plusieurs mois, il l’avait entendu parler aux foules, il l’avait vu guérir; il avait vécu avec lui dans une sorte d’intimité. Il était pour lui témoin de Dieu et donc il se sentait prêt à le suivre. Et là la réponse sort de la bouche de Pierre comme un cri : « Tu es le Messie ». On l’attendait ce messie depuis si longtemps, la charge d’espoir qui se projetait sur lui était d’une telle force. Mais tout change rapidement. Tout semble se briser, lorsque Jésus leur dit quelle sorte de Messie il sera. Il faut que le Fils de l’homme souffre, qu’il soit mis à mort et qu’il ressuscite à la vie, mais à une vie d’humanité ouverte vers les autres, vers Dieu; une vie qui n’est pas puissance, mais fragilité. Voilà, un bien drôle de Messie. Loin d’être puissant, il porte sur lui et en lui une croix pour traverser la vie jusqu’à la mort. La contradiction est intolérable entre l’idée qu’on se faisait du Messie et les paroles de Jésus.

La suite est brutale pour Pierre, jusqu’à oser prendre Jésus à part pour lui faire des reproches. Il fallait qu’il soit drôlement ébranlé par les paroles de Jésus : « Derrière moi, Satan », car tes vues ne sont pas les miennes, dit Jésus, mais celles des hommes. Pierre et les autres se sont carrément trompés sur le type de Messie. Il y a erreur sur la perception qu’ils s’en faisaient. Pour les disciples, c’est une douche d’eau froide, cet homme qu’on avait proclamé, admiré par ses miracles devra traverser la vie comme nous tous, dans les joies et les souffrances. Quel drôle de Fils de Dieu et quel chemin auront-ils maintenant à parcourir…Pourtant, c’est ce chemin fait de beauté, de belles rencontres, certes, mais aussi d’incompréhensions; c’est ce chemin que Jésus choisit vers une véritable humanité à la lumière de Dieu. C’est aussi ce chemin que les disciples ou ceux qui se disent tels, auront à suivre pour rester devant Dieu et avec Dieu des êtres d’humanité, des êtres de  service, des êtres de vie. Voilà pourquoi, la mort n’est jamais loin et les croix font partie de ce type de vie. Jésus, dans sa  façon d’être et de vivre, rend présent, d’une manière parfois insupportable, ce que c’est que d’être humain. Jésus montre un visage fragile d’un avenir qui bouscule le présent. Il sera le visage outragé de Dieu.

Ce chemin nous le connaissons. Ce qui se passe pour Pierre et les disciples, je pense que nous avons chacune et chacun vécue un peu la même expérience : des images, des représentations que nous nous faisions de Dieu dans notre enfance et aussi à l’âge adulte, nous avons dû faire des deuils. Comme les disciples, deuil d’un Dieu puissant, deuil d’un Dieu fort, pour redécouvrir ce Dieu dans un homme sensible et humain, fragile comme nous tous. L’image du Dieu donneur et punisseur, a fait place à une question permanente : qui donc es–tu Dieu? Tu ressembles à ce messie que Jésus décrit, et non à l’image que s’en faisaient  les disciples.

Quant à nous, j’ose croire, qu’à notre rythme, nous portons la question. Il nous suffit de laisser la vie nous transformer jour après jour, sortir de nous-même, ne pas vouloir sauver sa vie pour soi seul, mais sauver la Vie avec les autres pour connaître la libération.  Est-ce vraiment ce que nous souhaitons? Jésus voulait nous apprendre à nous découvrir comme des enfants de Dieu. Pour lui, le rêve de Dieu pour nous n’aurait jamais de fin. Et c’est la personne de Jésus qui nous a enseigné les songes les plus hardis sur notre vie en les incarnant lui-même.

Et cet appel de Jésus nous a rejoint : « Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et me suive ». Un appel non pas à nier ce que nous sommes, avec nos qualités et nos défauts, mais à nous décentrer de nous-mêmes pour nous recentrer sur la part des autres.  «Qui sommes-nous? »  Que pensez-vous de moi?

Garder le souci de l’autre, jusqu’à « s’arracher le pain de la bouche pour autrui », pour reprendre une expression d’un grand du philosophe E. Lévinas. Tous les chemins passent par la croix et la souffrance. La route de la souffrance sera finalement la seule route qui conduise au bonheur, et pourtant à chaque instant en attente de salut. Connaître le chemin à suivre…Celui qui veut sauver sa vie, la garde au chaud et il  la perd. « Ce qui ne son donne pas, se perd… »

Les paroles de Jésus ouvraient le plus haut chemin, celui qui traverse l’incompréhension et le rejet pour aller vers la véritable humanité. Nous en faisons l’expérience. Il me semble qu’on ait jamais tant parlé de Dieu et de religions. Quelqu’un a dit : « ne parle de Dieu que si on t’interroge, mais vis de telle manière qu’on te pose des questions ». Rendons grâce, comme on l’a fait en début de célébration à toutes les personnes qui portent leur croix et qui optent vraiment pour la vie. Écoutons ce passage de la lettre de s. Jacques qui nous ouvre, à sa manière, l’horizon de la foi.