Traverser les rituels. Retrouver le chemin du cœur*                      

On peut être surpris et choqué par la raideur de la discussion et l’insignifiance apparente de son objet. C’est aussi ça l’Évangile… À quelque part, c’est un dialogue de sourd. Les pharisiens ont l’air de questionner alors qu’ils condamnent. Le lavage des mains dont il est ici question, vous l’aurez compris, n’est certainement pas une simple question d’hygiène. Ce jour-là, Jésus en a assez de tous ces marchands de prières et de tous ces défenseurs de rituels qui tendent à encercler Dieu, à l’enfermer dans des gestes obligés. Mais pour lui l’enjeu est essentiel. Le visage de Dieu et celui de l’être humain n’est-il pas trahi par ceux qui s’en disent les  défenseurs?

 Jésus dit aux pharisiens : chaque fois qu’on fuit la vraie question de l’existence en se réfugiant derrière un code ou des tabous, on finit par manifester une étroitesse d’esprit peu commune. Va-t-on diviser le monde en pur et en impur? Qui sont-ils ces pharisiens pour juger de l’accès à Dieu? Jésus refuse cette situation. Une seule chose importe, c’est de cheminer intérieurement. Pour Jésus, se soumettre à ce point à des rituels, c’est risquer de créer un désert intérieur. Ils sont inutiles les rituels, les gestes tels que vous les faites… Vous passez à côté de l’essentiel de la vie et de l’Évangile. Vos rituels figés vous empêchent de continuer à vous poser la question de Dieu et à regarder le monde en face. Dans vos gestes si bien encadrés, vous croyez  avoir un accès privilégié à Dieu, sans que vous n’ayez plus besoin de le chercher.

Il s’agit davantage de retrouver le chemin du cœur humain, le chemin d’un Dieu libre et qui souhaite que nous le devenions. Les paroles de Jésus, reprenant celles d’Isaïe sont dures : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est  loin de moi… » Et j’ajouterais : leur cœur est loin d’eux-mêmes. Nos mères, parfois exaspérées par nos réactions d’enfants ou d’adolescents trop rigides, nous traitaient amoureusement de « sans-cœur ».

D’ailleurs, on a souvent des images à la télévision de gens qui pratiquent des rituels, dans quelque religion que ce soit, qui nous posent question, qui donnent à réfléchir. Au fond, on ne possède pas Dieu davantage parce qu’on accomplit les rituels. Vivre selon les règles, c’est rassurant, chacun, chacune est à sa place. Mais il faut apprendre à vivre libre et non comme des esclaves.

 Tout est affaire de cœur. Alors que ces gestes rituels, nécessaires pour vivre, devraient être faits avec délicatesse et discrétion, ils sont vite devenus une façon de marginaliser les autres, ceux et celles qui ne sont pas comme eux. La Loi n’est-elle pas, dans cette tradition, une lente maturation qui nous invite à intérioriser celle-ci. Dieu habite le cœur des humains. Et notre vie est une affaire de cœur et nos gestes surtout… La passion de Dieu pour nous, c’est que nous soyons libres. La liberté est un risque, et elle est insécurisante parce qu’elle nous  rend responsable de nos gestes. Ouvrez-vous, dit Jésus, accueillez donc la parole de Dieu, accueillez-la comme une semence.

On peut prendre occasion de la fête du Travail pour nous inviter  mutuellement à laisser travailler la Parole en nous : « Accueillez donc humblement la parole de Dieu semée en vous… », dit s. Jacques. Libre en notre cœur, on est davantage porté à s’ouvrir aux autres et à Dieu, à venir en aide aux autres; c’est du travail. Prendre du temps à aider les orphelins, comme le dit Marc. Mais il est important de le faire avec l’esprit du cœur. Ne soyons pas des spectateurs du monde; ne nous enfermons pas dans une ritualité, pour elle-même.

Oui, je crois que, dans les cinquante années de vie commune des Villemur, il a dû y avoir beaucoup de gestes rituels. À les voir si heureux ce midi,  je crois qu’ils en ont fait une affaire de cœur, liée à une longue fidélité. Ghislaine et Jean nous diront peut-être que ce fut trop court et qu’ils sont encore à l’aurore de leurs amours. Pendant toutes ces années à avoir consenti à aimer et à  être aimé par quelqu’un d’autre; à se faire confirmer qu’ils ont une valeur devant Dieu comme être humain. Aimer et être aimé à travers les enfants; s’engager dans une vie de travail. Il a fallu que les gestes posés rejoignent la profondeur de leur vie, de leurs convictions et que ce soit des gestes du cœur.

Voilà ce que tente de nous dire l’Évangile. Je crois que nous essayons ici dans cette assemblée de vivre nos pratiques rituelles comme des moments et des espaces d’ouverture. Réussissons-nous? À chacune et à chacun de s’interroger. Dieu libre, nous libres, telle est la force de l’Évangile. Nos gestes seront vrais dans la mesure de la vérité de notre cœur. L’important c’est de vivre, d’être dans la vérité, une vérité toujours à chercher.

Je ne peux m’empêcher de terminer par une  brève réflexion de Maître Eckhart (dominicain, XIVe s.) dans son Discours sur l’Instruction :

« Les gens ne devraient pas s’inquiéter autant de ce qu’ils font mais plutôt de ce qu’ils sont.

Si leur manière d’agir est bien, alors leurs actions seront rayonnantes. Si tu es droit, alors ce que tu fais sera aussi droit. Nous ne devons pas penser que la sainteté est basée sur ce que l’on fait, mais sur ce que l’on est, car ce ne sont pas nos actes qui nous sanctifient, c’est nous qui sanctifions nos actes ».

Superbe renversement! Cette citation se situe dans le sens du passage d’Évangile que nous avons entendu. Que notre eucharistie ne soit pas qu’un rite. Qu’elle soit un temps d’action de grâce pour la vie donnée, pour les 50 ans de vie commune de Ghislaine et  de Jean. Nous nous rappelons que la vie ne vaut que par ce que l’on est. C’est à partir de là que nos pratiques rituelles, nos gestes prennent sens. Et non le contraire.

* En ce dimanche, on soulignait le 50e anniversaire de mariage d’un couple qui participe aux assemblées dominicales depuis 1972.