Emmaüs, lieu de mémoire, lieu de rencontre

Le groupe interreligieux que nous accueillons aujourd'hui se prépare à visiter Jérusalem. Chacune des religions juive, chrétienne et musulmane y ont quelques-uns de leurs lieux de mémoire les plus importants. Au-delà des événements dont ils portent la trace souvent estompée, ces lieux témoignent de la foi des croyants qui s'y sont succédé et ils sont pour nous les signes que Dieu continue de venir à notre rencontre, où que nous soyons. Pour les chrétiens, le récit de l'apparition d'Emmaüs, au soir de la résurrection, en est une des illustrations les plus riches.*

Les Emmaüs, lieux de mémoire chrétienne

L'évangéliste Luc met en scène deux disciples de Jésus qui ont quitté Jérusalem trois jours après la mort tragique de leur maître. Ils sont en route vers Emmaüs, un village situé, dit le texte grec le plus sûr, à « 60 stades » de la ville sainte. 60 stades correspondent à 11,5 km soit environ deux heures de marche, comme le proposent certaines traductions françaises. On peut penser que l'endroit devrait être facile à localiser. Toutefois la tradition chrétienne a hésité entre plusieurs lieux différents :

1) La tradition actuelle identifie Emmaüs au village d'Abu-Gosh, situé un peu au nord de la route qui va de Jérusalem à Tel-Aviv, à une distance d'environ 12 km de Jérusalem. On y trouve aujourd'hui une petite église érigée par les Croisés au 12e s. (vers 1140). Elle a été construite dans le voisinage d'un caravansérail qui servait de lieu de repos pour les pèlerins. Quelques décennies plus tard, les Croisés en furent chassés. On y ajouta une mosquée au 14e s. Aujourd'hui, l'église médiévale a été restaurée et elle est desservie par une modeste communauté religieuse chrétienne.

2) Certains manuscrits situent Emmaüs non pas à 60, mais à 160 stades de Jérusalem, soit environ 30 km. À la fin du 1er s., l'historien juif Flavius Josèphe mentionne une localité de ce nom dans la région de Latroun, à peu près à cette distance. C'est pourquoi des chrétiens du 4e s., puis les Croisés chassés d'Abu Gosh, y ont situé la rencontre de Jésus et des disciples d'Emmaüs.

3) Dans son récit sur la Guerre juive (7, 217), Flavius Josèphe mentionne aussi un autre Emmaüs, connu aujourd'hui sous le nom de Qaloniyeh, à environ 6 km au nord de Jérusalem. Cette localisation est plausible si, comme le croient certains commentateurs actuels (e.g. John Nolland) les 60 stades de Luc indiquent la distance aller-retour. Mais, à ma connaissance, aucune tradition chrétienne ancienne n'a situé l'épisode à cet endroit.

À défaut de pouvoir localiser l'événement avec précision, on peut au moins retenir que la tradition chrétienne a senti le besoin, dans ce cas comme dans plusieurs autres, de situer physiquement certains de ses souvenirs les plus précieux. Il s'agissait non seulement de retrouver des lieux qui « prouveraient » l'existence de Jésus et la véracité de ce qu'on racontait à son sujet, mais surtout de pouvoir marcher à ses côtés, comme l'on fait ses disciples, et de rendre plus concrets et palpables les souvenirs préservés dans les communautés chrétiennes par la parole et l'écriture.

Quand l'historien ou l'archéologue se penche sur ces lieux de la mémoire chrétienne, à Jérusalem ou dans les environs, il retrouve parfois, mais rarement, le lieu exact de tel événement ou tel épisode. C'est le cas en particulier pour le lieu de la crucifixion et de l'ensevelissement de Jésus, qu'on vénère au sanctuaire du Saint-Sépulcre, encore que, depuis la fin du 19e s., certains groupes chrétiens les situent ailleurs. Mais habituellement ce qu'on rencontre, ce sont les traces laissées par des générations de chrétiens qui se sont succédé à divers endroits et s'y sont transmis la mémoire des paroles et des gestes de Jésus.

La communauté, la parole et le pain, lieux de rencontre du ressuscité

Nous sommes donc en contact plus souvent avec la tradition qu'avec l'histoire. Et c'est bien ainsi, car nous sommes alors renvoyés à notre propre mission d'être à notre tour les témoins de cette tradition vivante. Emmaüs n'a de sens que par les personnes qu'il met en scène et par les paroles et les gestes qu'ils échangent entre eux. Plus que le lieu du souvenir d'une apparition de Jésus, Emmaüs est le lieu où la mémoire des disciples de Jésus a été transformée par les paroles et les gestes du ressuscité.

Les disciples d'Emmaüs sont présentés par Luc comme des gens qui ont d'abord reconnu Jésus comme « un prophète puissant par ses actes et ses paroles ». Dans les Actes des Apôtres, Moïse est décrit de la même manière et il est vraisemblable que c'est à un prophète comme lui que songent les disciples. Aussi, pouvaient-ils espérer que ce nouveau Moïse « délivrerait Israël » de la domination romaine (v. 21), comme Moïse, envoyé par Dieu, avait libéré les siens de la servitude d'Égypte. Devant la mort tragique du prophète, leurs espoirs se sont effondrés.

Mais leur mystérieux compagnon de route, relisant « Moïse et les prophètes » à sa manière, leur montre que la souffrance et la mort de Jésus peuvent être un passage vers la vie. Dans l'Évangile de Luc, Jésus évoque à quelques reprises l'idée que « le Fils de l'homme », auquel il s'identifie, doit « souffrir beaucoup, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué et, le troisième jour, ressusciter » (9,22; voir 17,25; 22,15). Jésus semble avoir compris sa destinée tragique à la lumière de la figure du serviteur décrit par Isaïe (52–53) qui, portant le péché des siens, est humilié et rejeté, mais dont la souffrance patiemment endurée devient source de justice pour la multitude.

Éclairés par l'enseignement de Jésus, les disciples comprennent peut-être un peu mieux ce qui lui est arrivé. Leur cœur est moins triste (v. 32) et ils reprennent sans doute courage. Mais ils n'ont pas encore découvert qu'il est vivant, présent au milieu d'eux. Ils le reconnaissent seulement lorsqu'il leur partage le pain, comme il l'a fait au moment de nourrir la foule (Luc 9,16) et au cours du dernier repas pris avec ses amis les plus intimes (Lc 22,19). Dans ce geste de partage est résumée toute la vie d'un homme entièrement tourné vers les autres, attentif aux plus pauvres et aux plus démunis, sans aucune exclusion.

Les disciples réalisent alors que pour eux, comme pour ceux qui croiront en lui, Jésus le prophète est devenu Jésus le messie, qui délivre non pas d'abord de la servitude, mais du péché, du repli sur soi, du mal sous toutes ses formes et, ultimement, de la mort. Leurs yeux s'ouvrent à une autre réalité. Jésus peut disparaître à leur regard extérieur. Vivant à jamais, le Christ de la foi sera dorénavant visible avec les yeux du cœur, toujours disponible, dans la parole et dans le pain partagés entre ceux dont il transforme la vie et qui, ensemble, deviennent responsables de sa présence dans le monde.

Au-delà d'Emmaüs, de Jérusalen et des autres lieux qui en gardent la trace, c'est au milieu des communautés de ses disciples que se construit la mémoire vivante de Jésus le Christ. Compagnon de nos routes, Jésus ressuscité marche avec nous, où que nous soyons, quand nous cherchons, à la lumière de sa parole, le sens à donner à nos vies et à nos gestes. Il est là où nous osons vivre concrètement ce que nous chantons avec conviction : « Si nous partageons comme le pain notre vie […] Jésus-Christ plus jamais ne sera mort ».

 

* Sur ce texte, voir Bruno Chenu, Disciples d'Emmaüs, Paris, Bayard, 2003.