Comme un diplômé d’une grande école de dramaturgie, l’évangéliste Jean se livre dans l’extrait lu ce matin à un exercice magistral pour relancer l’intrigue de son récit. Juste pour vous situer, je rappelle quelques-uns des événements qui précèdent le texte que nous venons d’entendre. Il y a eu la résurrection de Lazare, l’onction des pieds de Jésus par Marie et l’entrée triomphale à Jérusalem. À l’horizon toutefois, il y a la passion, avec la fin que l’on connaît, et Jean doit préparer ses lecteurs à cette transition. À la manière des clips modernes, il va évoquer quelques situations, avec un refrain, qui n’est pas toujours explicitement répété, mais qu’on pourrait insérer après chaque couplet. Voyons comment cela se passe dans l’épisode de ce matin.

Il y a d’abord la demande des grecs qui veulent voir Jésus. Ce sont des grecs qui sont venus à Jérusalem pour adorer. On peut donc croire qu’il s’agit de personnes particulièrement sympathiques à la tradition juive et qui sont étonnées d’entendre parler d’un personnage qui devient de plus en plus connu : Jésus. Ils veulent le voir. Face à cette demande, Jésus emprunte un comportement qui surprend. S’il avait tout simplement voulu poursuivre sur l’élan amorcé avec la résurrection de Lazare et l’entrée triomphale à Jérusalem, il aurait probablement répondu qu’on les amène tout de suite devant lui. Mais voilà qu’il emprunte plutôt un ton énigmatique. « L’heure est venue pour le Fils de l’homme d’être glorifié. » et de continuer avec ce que j’appelle son refrain : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul; mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruit. » Au lieu de profiter des circonstances qui lui sont favorables, au lieu de consolider ses profits, Jésus utilise une formule qui annonce discrètement sa mort.

Après quelques commentaires qui explicite le sens de ce refrain, voici un nouvel événement : une voix venue du ciel qui dit : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. » On pourrait insérer de nouveau ici le refrain « si le grain de blé… » Cette voix venue du ciel aurait pu remettre en question la lecture pessimiste que Jésus venait de faire de sa situation actuelle et surtout de son avenir. Il venait de dire que sa glorification devait passer par la mort et voici que le ciel lui répond qu’il va être glorifié encore, comme dans le passé récent, alors que cela lui est arrivé sans entraîner sa mort. Mais Jésus ne se laisse pas distraire pas cette voix venue du ciel, car elle n’est pas pour lui, mais pour ceux et celles qui viennent de l’entendre. « C’est pour vous » que cette voix vient de parler. Sous-entendu, moi, je sais ce que ma glorification signifie pour moi, mais vous, vous ne le savez pas encore. Vous n’avez pas encore compris par où je dois passer pour arriver à cette glorification.

Il y a ici un parallèle intéressant à souligner avec ce qui est arrivé à Jésus lors de sa tentation au désert et que nous rappelons au début de chaque carême. La tentation à laquelle Jésus est exposé est celle de mettre à son service les pouvoirs extraordinaires que Dieu lui a confiés pour exercer sa mission. Jésus peut et, à l’occasion, devra exercer ces pouvoirs pour assurer le succès de sa prédication, mais il ne pourra pas, comme certains serviteurs du pouvoir politique le font parfois, utiliser ces dons à son profit. La leçon qu’il devait lui-même dégager de son affrontement à la tentation consiste à consentir à renoncer à un profit personnel et immédiat.

L’évangile de ce matin suggère une leçon similaire pour ceux et celles qui viennent d’entendre la voix venue du ciel : il ne faut pas penser que la glorification promise à Jésus n’est qu’une partie de plaisir. Il n’y aura pas que des entrées festives à Jérusalem, mais aussi des temps difficiles, car… « si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul… » Et Jésus termine l’épisode de ce matin en redisant de façon plus explicite encore de quel type de mort il va mourir.

Qu’est-ce que Jésus voulait que les auditeurs de la voix venue du ciel retiennent de tout cela? Qu’est-ce qu’il veut que nous retenions, puisqu’en relisant ce texte, nous devenons en quelque sorte ceux et celles à qui cette parole s’adressent aujourd’hui?

Il me semble que Jésus veut nous parler clairement des conditions dans lesquelles il va remplir sa mission et, dès lors, de la nature de l’espérance que nous pouvons mettre en lui.

L’évangéliste Jean manœuvre très bien les images pour nous faire saisir la profondeur des enjeux. D’un côté, il n’en finit plus de parler de gloire et de glorification, tellement il est certain que c’est bien l’achèvement anticipé de la mission de Jésus. Il va être glorifié par le Père. Mais de l’autre côté, il corrige toutes les personnes de son entourage qui ne voudraient que se réjouir à l’annonce de la glorification à venir. Le message est très ferme, l’image est indubitable : si le grain de blé… Jésus doit passer par la mort pour parvenir à la glorification promise.

Cela est plein de conséquences pour notre espérance en Jésus. Le salut qu’il nous promet, la délivrance qu’il nous apporte, la croissance à laquelle il nous appelle n’arriveront pas en échappant à la loi à laquelle lui-même a dû se soumettre : « si le grain de blé… » Dans notre cas aussi, il va falloir consentir à cette loi de la vie qui passe par la mort. Pas toujours la grande mort finale et définitive; pas d’abord, je dirais même, la mort absolue, car celle-là, elle ne demande pas toujours notre consentement. Elle s’impose inéluctablement. Mais aussi ces petites morts qui sont parsemées tout au long de nos vies. Ces petites morts qui viennent déranger notre espérance et mettre en question nos attentes. Ces petites morts qui exercent notre patience et font douter du but attendu. Ces petites morts qui ne touchent pas toujours directement, mais qui nous blessent dans notre attachement à nos proches.

Jésus qui veut nous associer à sa gloire; qui est prêt même à se sacrifier complètement pour aller au bout de sa mission, ce Jésus qui apparaît plein de bonté et de prévenance à l’égard de ses proches et aussi de tous ceux et celles qui veulent se mettre à sa suite, ce Jésus est intraitable sur la condition d’accès à cette gloire. Comme moi j’ai dû consentir à renoncer de mettre mon pouvoir à mon service, comme moi j’ai dû consentir à passer par la mort pour être glorifié, de même vous devrez consentir à cette loi de la vie pour me suivre, car «si le gré de blé tombé en terre ne meurt pas… »

L’extrait principal de l’évangile de ce matin a déjà été utilisé ici à l’occasion des funérailles d’André Gignac, il y a 25 ans cette année. Nous avions voulu alors dire comment nous comprenions que ce fondateur de la Communauté chrétienne St-Albert avait su répondre à cette loi dans sa vie. Aujourd’hui, nous sommes tous invités, dans ces derniers jours qui nous séparent de Pâques, à chercher son sens dans notre vie à chacun. Qu’est-ce que signifie dans ma vie présente la parole de Jésus «si le grain de blé… »; à quelle mort cette parole m’invite-t-elle pour me permettre de poursuivre ma marche vers la glorification? Je ne l’aurai pas l’impudence de répondre devant vous, ni de répondre pour vous. Qu’il suffise d’avoir posé la question pour nous donner à tous l’occasion de poser la pas qui nous incombe pour suivre Jésus.