Dans l'Évangile de Marc, après la cascade de miracles de tous
ordres, nous voilà dans la période des controverses : 'Cette
vieille étoffe n'est pas réparable, ce vieux cruchon est bon
pour la poubelle', telle est la réponse insolente servie par un jeune
homme de Nazareth, considéré comme grand prophète par
son entourage.
La question paraît pourtant sans malice : 'Pourquoi tes amis ne jeunent-ils
pas comme les disciples de Jean et les pharisiens?'… 'Comment tes disciples
pourraient-ils faire la volonté de Dieu s'ils ne disciplinent pas leur
corps par le jeûne et la pénitence?'
C'est la même question que me poseraient le Témoin de Jéhovah
au métro, le juif pieux de mon voisinage et les bons musulmans que sont
mes collègues de bureau… et c'est une bonne question. De la réponse
de Jésus, la tradition a surtout retenu l'expression 'À vin nouveau,
outres neuves'.
J'ai trouvé plus interpellante la première
partie de la réponse
de Jésus : « Les invités de la noce jeûneraient-ils
donc pendant que l'Époux est avec eux? » et j'ai voulu
explorer ce parallèle avec la noce, le couple, la vie conjugale, la
séduction.
Des sujets plus rarement abordés lorsque
l'homéliste a choisi
le célibat!
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'Tant que l'Époux est là, il
n'est pas question de jeûner'.
Place à l'exubérance, à la joie, à la célébration
de la vie. Dans la foule, le boîteux danse, le lépreux court embrasser
tout le monde, le sourd-muet chante à tue-tête. Il n'est pas question
en ce moment de les inviter à la retenue, encore moins au jeûne.
Lui aussi, Jésus, l'Époux, est fou de joie : tous ces éclopés
de la vie qui se remettent en marche, il n'y a rien qui lui tienne plus à cœur,
toutes ces personnes qui se dévouent pour lui amener leurs proches,
leurs parents, rien ne lui fait plus plaisir. Oui, je parle de plaisir… et
il me revient une remarque d'Andrée Brosseau, à propos du chant
de l'anamnèse : 'Christ est venu, Christ est né, Christ
a souffert, Christ est mort' qui clôt la prière eucharistique.
Selon Andrée,
ce résumé est presque un contre-sens. Ne devrait-on pas proclamer
: ‘Christ a vécu, Christ a enseigné, Christ a guéri,
Christ a aimé’, plutôt que 'Christ a souffert'. Car Jésus
n'a pas vécu sa vie en pénitent, en exilé du ciel, mais
il a aimé ses disciples, il a apprécié leur compagnie
et savouré la vie.
Savouré sa vie, et en particulier ces épisodes
que Marc nous a rappelés au cours de ces dernières semaines.
Jésus expérimentait à quel
point il était accordé au projet de Dieu sur le monde, à quel
point ses intuitions sur ce que pouvait accomplir l'Amour étaient fondées.
Dieu et Lui, Dieu avec Lui, Dieu par Lui, accomplissaient les miracles que
Jésus croyait nécessaires. Il n'y a pas de plus délicieuse
expérience humaine que de découvrir que, l'être aimé et
moi, nous partageons les mêmes goûts, les mêmes valeurs,
et avons à cœur de nous atteler aux mêmes projets. Et, lorsque
nous travaillons ensemble, de constater à quel point nous sommes, non
seulement complémentaires, mais indispensables l'un à l'autre.
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Dans la mise en œuvre de ce projet d'amour
désintéressé que
partagent Dieu et Jésus, les disciples, fascinés, sous le charme,
vont progressivement passer de témoins à assistants, puis acteurs.
Au début de l'Évangile, empressés et maladroits, ils jouent
les gardes du corps et les brancardiers, et essaient de se rendre utiles. Un
peu plus tard, lors du magnifique épisode de la multiplication des pains,
ils participent au miracle. Dans les Actes des Apôtres, après
que l'Époux leur a été retiré, ils constatent, émerveillés,
qu’ils sont dotés du même regard pour percevoir l'humanité souffrante,
et sont capables eux aussi d'obtenir des miracles, au nom de Jésus.
Mais il a fallu bien des rajustements et tout
un itinéraire. Les disciples
trouvaient certainement des mérites à l'enseignement et aux exigences
de Jean Baptiste et avaient de solides attentes envers Jésus, messie,
restaurateur de la royauté en Israël. Ils auraient sans doute aussi
préféré avec Jésus une intimité sur un mode
plus exclusif. Mais leur ami Jésus, ils l'aimaient pour sa personne,
et le miracle de cette grande amitié, c'est qu'ils ont progressivement
découvert que, en vérité et au fond de leur cœur, ils
avaient exactement les mêmes goûts que Lui. Et c'est probablement
l'expérience de chacun dans sa vie amoureuse qu'on en est devenu à la
fois plus vrai et tout autre.
Dans cet itinéraire de conversion des disciples, il a fallu bien des épisodes
d'absence, d'incompréhension, voire de reniement. Le temps où le
désir s'émousse, où la confiance s'étiole. Chez
les disciples, il suffit que Jésus s'éloigne un peu, et les voilà à nouveau
en panne. Plusieurs fois, Jésus a cessé de leur apparaître
comme l'Époux et sa compagnie comme une fête. Ils se sont alors
interrogés sur cette perte d'appétit et demandé quoi faire
pour retrouver le désir de Jésus, comment faire renaître
ces moments magiques où ils avaient abandonné leurs barques et
leurs filets, comment revisiter leurs projets, comment se rendre à nouveau
légers et confiants, comment retomber en amour. Jeûner, s'alléger,
pour pouvoir à nouveau s'abandonner, en toute liberté.
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La Bonne Nouvelle, c'est que ce jeu de la
séduction, il se joue à deux.
Nous passons notre vie à tenter de comprendre le désir de l’être
aimé. L'amour nous rend capables de nous faire désirer les projets
de l'autre mieux que si c'étaient les nôtres. Et l'état
de grâce, c'est quand l'être aimé est dans les mêmes
dispositions. C'est dans cet effort de séduction que se pétrit
la pâte humaine. Et c'est ainsi, par des périodes d'exaltation
fébrile et de douloureuses pannes de désir que cheminent nos
amours. C'est entre ces hauts et ces bas, entre élans du cœur et bouderies,
que les amants, confiants d'être aimés, se consacrent à l'essentiel,
c’est-à-dire aux autres et au monde. C'est dans ces temps de calme
qu'ils prennent soin de la vie. Et, pour leurs yeux amoureux, ce qu'ils tissent
ensemble est généreux, est splendide, est tout neuf. Car ils
ne rapiècent pas, ils réinventent.
Il me semble qu'il en va ainsi de notre relation à Dieu et le beau
texte d'Osée nous rappelle que Dieu ne cesse jamais de tenter de nous
rejoindre. Notre relation à Dieu est toute personnelle et il est beau,
ce chant : 'On te nomme Dieu, mais qui es-tu?' Chacun a sa réponse,
car Dieu se modèle à nos désirs. Et quand nous parvenons à regarder
l'humanité avec les yeux de Jésus, avec le désir de Dieu,
nous sommes, nous aussi, capables d'accomplir les grands miracles de la remise
en route et de la guérison.
Il s'agirait d'en retrouver l'appétit, de laisser tomber ce qui nous
encombre, de retrouver le goût de célébrer la vie.
Il s'agirait de s'abandonner à la séduction
de Dieu.