« L’arroseur
arrosé… »
Ce récit n’est pas toujours facile à saisir. « Un
lépreux… ». C’est ainsi que commence l’Évangile
d’aujourd’hui. Rien de plus impersonnel. Soit dit entre nous, quoi
de plus anonyme que cette personne désignée par sa maladie. D’où venait
ce lépreux? On ne le sait pas. Un peu comme ce mendiant qui nous
surprend, venant de nulle part. On ne l’avait pas vu venir celui-là.
Les lépreux ne rentraient pas dans les villes et les villages. Ils n’ont
même plus de relations humaines; ils sont des exclus de la société :
des morts vivants. Au temps de Jésus et encore, le lépreux, c’est
une sorte de péché ambulant. C’est pourquoi il demande à être
purifié et non d’être guéri.
Le passage d’Évangile se termine ainsi :
Jésus,
parce qu’il avait guéri ce lépreux, « était
obligé d’éviter les lieux habités… » Drôle
de fin d’histoire : l’arroseur arrosé. Le
lépreux
crie sa guérison à qui veut l’entendre, alors que
Jésus lui avait dit, d’une manière ferme et claire, de
se taire. C’est Jésus qui, à la place du lépreux
devient isolé… Et pourtant dit l’Évangile : « De
partout, on venait à lui. » C’est pour le moins un
récit
en dents de scie. Mais je retiens deux points de ce passage.
1. Le lépreux demande la guérison. Jésus,
de son côté,
ne veut pas jouer au magicien. Il ne guérit pas seulement par
une parole. Il se compromet. Il fait un geste fou, celui qu’il fallait éviter à tout
prix : il le « toucha ». Il touche l’intouchable.
Le geste de toucher au lépreux était mortel. Mais Jésus
ne pouvait pas guérir à distance, d’une parole aseptisée.
Sa parole devient geste, action. Oui, il pose un geste mortel et contagieux
dans ce sens du risque, le risque de l’autre, de l’exclu et de
devenir comme lui; mais aussi le risque de la tendresse qui guérit.
Un geste abolissant avec autant d’audace que d’amour, la séparation
entre le pur et l’impur. Le geste est une folie. Il étendit la
main : « je le veux, sois purifié! ».
Le lépreux fait une démarche : il a reconnu
sa maladie, il veut s’en sortir. Rien de magique là-dedans :
il rencontre un homme qui l’aide. Il y a chez-lui un désir de
changement qui l’amène auprès de Jésus. Il faut
y croire. Sa guérison
est déjà en route, le miracle a lieu, mais c’est un miracle
qui suppose cette volonté de changement que Jésus a reconnu.
Personne ne peut s’en sortir seul. Il faut partager le destin de l’exclus
et se compromettre. C’est l’émergence du mystère
de Dieu qui est exprimé magnifiquement par ce simple geste de Jésus
de toucher le lépreux.
2. Mais Jésus ne veut pas que ce lépreux une
fois guéri
s’attache à lui, — il le rabroue carrément — il
souhaite qu’il retrouve sa place dans le circuit des relations humaines.
Jésus ne veut aucune publicité, sauf celle qui est importante
pour l’avenir social du lépreux guéri : qu’il
se montre au prêtre. Voilà pourquoi il lui interdit de parler
de sa guérison. Et le lépreux agit contre la volonté de
Jésus; il crie bien haut et partout. À son tour, le lépreux
annonce sa guérison, telle une la bonne nouvelle.
Le lépreux rencontre quelqu’un qui lui
fait confiance. On en rencontre dans nos milieux des gens qui prennent le risque
de poser des gestes dangereux, « qui se mouillent », qui deviennent à certains égards
contagieux. Derrière la lèpre, ne peut-on pas y lire toutes nos
fragilités, nos handicaps, celles qui nous marquent de l’intérieur
et nous défigurent parfois. Dans le lépreux, il y a un peu de
moi, un peu de mon voisin.
Jésus renvoie l’ex-lépreux. Sa guérison n’est
qu’un point de départ et non un point d’arrivée.
Fais maintenant ta vie, prends-toi en main. Tu ne dois pas te t’arrêter
ici. Tu as encore du chemin à faire. Ne te fige pas sur l’événement
de ta guérison, poursuis ta route. Tu dois assumer ta guérison.
Maintenant prends ta vie en mains. C’est toi maintenant qui est important.
N’est-ce pas le sens du silence demandé par Jésus?
Sans vouloir rien forcer, quels liens à faire avec
le groupe-partage et la vente de ce midi, pour fêter la Saint-Valentin?
Les deux mises en situation, n’ont certainement pas la même dramatique.
Jésus
voulait que ce geste de guérison reste discret. L’important, c’est
que cet homme refasse sa vie. Pour nous, ce midi, nous est offert la possibilité de
poser de petits gestes, parfois sur le bord d’être drôles,
jusqu’à racheter peut-être les pâtisseries qu’on
a soi-même cuisinées ou achetées. Et si c’était
des gestes qui sauvent, des petits gestes faits pour l’amour des autres
qui ont besoin de vivre, qui ont besoin de reconnaissance; gestes d’humanité.
Jésus voulait fuir la notoriété : « ne
dis pas que c’est moi qui t’ai guéri ». Ne dites
pas que c’est moi qui ai racheté mes gâteaux. L’action
est plus large. Il faut de l’humour.
Et si le geste de toucher l’autre peut changer des vies, peut-être
que finalement, comme le demande Jésus au lépreux guéri,
la foi la plus pure garde un profond silence. L’important, c’est
ce qui reste de nos paroles dites et de nos gestes posés pour que le
monde vive.