Les mages païens viennent se prosterner devant Jésus

Comment cette histoire  des Mages peut-elle être aujourd'hui une histoire pour nous? Ne nous  ne semble-t-elle pas un fragment folklorique,  en concurrence avec le Père  Noël, et comme lui  toléré  pour amuser les simples et les enfants?  Nous savons  bien que non; il suffit de comparer vitrines et publicité montrant le Père Noël  et cette crèche  qui est devant nous.

Pour entrer dans la signification de ce récit, nous devons  chercher quelque chose qui lui serait analogue dans notre expérience courante. En ce dimanche,  le dernier du temps liturgique de Noël,  si nous relisons notre expérience des  « Fêtes », sans nier les bons moments vécus,  nous devons reconnaître que ce temps de Noël  provoque aussi  en  chacun l'expérience plus ressentie de notre isolement  comme chrétien dans une société  qui veut se déployer  sans référence chrétienne. Pensons à la récupération et à la déformation des fragments de Noël  utilisés par d’autres intérêts en les détachant du Mystère  de Noël. Parents ou grand-parents sans pouvoir célébrer leur foi avec leurs proches, conjoints sans vis-à-vis croyant, même peut-être des enfants ou adolescents qui ne peuvent compter sur leurs aînés dans leur recherche religieuse.  Oui, ce temps de Noël suscite  cette tristesse  de l'isolement chez beaucoup de croyants…

Au delà  de nos perceptions personnelles, des diagnostics sérieux, objectifs et convergents viennent  nous confirmer en expliquant ce que nous vivons présentement 1. J’en évoque un :  « Les propos qui suivent n’ont rien de définitif. Je tente de décrire l’attitude des Québécois face à leur héritage religieux telle qu’elle s’est manifestée pendant la deuxième moitié du vingtième siècle. Mon idée centrale est que ce n’est pas une évolution que nous avons connue, que ce n’est pas une crise grave ou légère, mais une rupture avec un passé que nous tentions d’oublier, avec une identité que nous avons remisée dans les voûtes secrètes de l’histoire. Je voudrais essayer de décrire cette rupture, d’en chercher les raisons et d’en montrer si possible les conséquences ». 2

C’est en regard de cette situation de rupture, québécoise certes, mais aussi occidentale, que je demande à ce récit s’il peut m’apporter un peu de lumière véritable.        

Le chemin adulte des mages d’Orient.

Le passage qui vient de vous être proclamé est une partie de l’introduction à l’évangile de Matthieu et il sert à résumer l’enjeu que tout cet évangile va expliciter.  Il est mis par écrit  cinquante ans après la naissance de l’Église à la Pentecôte (85),  trente ans après  le travail de l’apôtre Paul qui devant le refus majoritaire de son milieu d'origine s’était tourné vers  les Gentils ou païens. Et aussi il est écrit après l'an 70, année où la révolte juive fut écrasée par les Romains qui alors détruisent Jérusalem et le Temple et désorganisent  la population. L’Église de Jérusalem perd toute importance, les chrétiens n’ont plus de centre de référence, et la dispersion menace. Quant aux Juifs, ils serrent les rangs autour de leurs maîtres  pharisiens et  rejettent les autres mouvements juifs pour en faire des hérésies. De là vient le judaïsme rabbinique qui a survécu jusqu’à nos jours. Les judéo-chrétiens se trouvent ainsi définitivement éliminés de la carte du judaïsme

C’est à ces chrétiens qui ont perdu leurs références familières, qui ont à vivre une transition en acceptant de plus en plus la demande de païens qui demandent à suivre la  voie de Jésus, c’est à eux que Matthieu propose ce récit des Mages pour les éclairer et montrer un  chemin  de foi. Et c’est sans doute ce  par quoi il nous concerne  aussi dans notre contexte actuel de chrétiens  décontenancés.

Comment s'y prend-il pour  construire son  message? L’évangéliste va puiser dans son héritage religieux et dans la mémoire politique de son milieu et  composer  un récit pour faire comprendre  une orientation ou chemin à prendre, et non pour apporter des informations ou faire un reportage.

a) Balaam, mage authentique.

Dans l’A.T.  on trouve dans un livre nommé Les Nombres, (vie au désert) au chapitre 22-24 l’histoire d’un mage païen, du nom de Balaam, qu’un petit roi (Balaq chef de Moab)  vint supplier à plusieurs reprises de venir prononcer une malédiction contre les Hébreux qui le menaçaient. Ambassades importantes et promesse d’une grosse récompense, ne réussissent pas à  convaincre Balaam  car ce mage païen répond toujours : « Je ne peux dire que ce que Yahvé m’inspirera » Après bien des péripéties — dont le rôle de son ânesse, — au grand désespoir du roi moabite il prononce solennellement un oracle qui est une bénédiction d'Israël :

«v.23.5  Que tes tentes sont belles… Israël

Un héros grandit dans sa descendance… sa royauté s’élève.

v.24.17 Je le vois… Je l’aperçois mais non de près…

Un astre issu de Jacob devient chef.  Un sceptre se lèvre, issu d’Israël

 

Et vous  le devinez,  Balaam, — celui qui écoutait Dieu dans son cœur, — retourna chez lui sans être payé.           

Cette figure connue, Matthieu la reprend  pour les croyants de son église : des païens viennent par d’autres chemins que nous à une foi en Dieu, et leur recherche  nous éclairera.

b) Le chemin des mages.

Les mages  dans le récit de Matthieu  sont comme Balaam,  et aussi comme Abraham, lui qui « quittant son pays, (son monde), partit ne sachant où il allait » (Heb 10, 8). Ce sont des croyants  explorateurs. Ils  utilisent les bribes ou signes qu’ils trouvent. Un astre, signe d’un roi, mais surtout une petite lumière en eux qu’ils ne refusent pas de suivre, sous prétexte qu’elle n’est pas partagée ou populaire. Car l’étoile ne les accompagne pas du Levant à la Judée, ils la portent en eux.

Ils doivent prendre des risques, comme celui  de faire une enquête sur un nouveau roi attendu sous le nez justement d’un potentat de grand calibre, Hérode le Grand.  Matthieu va chercher ici une autre figure dont on se souvenait  parce qu’elle avait marqué leur passé collectif. Aux yeux de ses contemporains, avant la naissance de Jésus, il fut un politique habile, constructeur du Temple et de nombreux temples païens, égal de Salomon dans ses conquêtes, sans pitié pour les conspirateurs, dont sa femme préférée et trois de ses fils. Ce non juif était un « monstre froid » Dans ce personnage historique Matthieu retrouve la figure du pharaon oppresseur endurci  de l’Exode. Les mages doivent  avoir recours à Hérode et à ses adversaires, devenus pour un moment ses complices, sans se laisser prendre à leurs jeux. Ils doivent  mettre en œuvre le conseil de l’évangile : « Voici que moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups; soyez donc rusés comme les serpents et candides comme les colombes. » (Matthieu 10,16)

Ayant  soutirés  ces renseignements dangereux les mages repartent. Et voici que l’« étoile qu’ils avaient vu au départ se lever les précédait ».   « À la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie », joie  qu'on retrouve à la fin de l'évangile en Matthieu 28, 8 : « Quittant  vite le tombeau, avec crainte et grande joie,  elles (Marie de Magdala et l'autre Marie) coururent porter la nouvelle à ses disciples »…  « Entrant dans la maison  — (non la crèche) —, ils [les mages] virent l’enfant avec Marie sa mère, et tombant à genoux, ils se prosternèrent devant lui » , geste d'adoration  reconnaissant en Jésus  le Messie roi, le Fils de Dieu, et le futur Ressuscité.

 Il y a, selon Matthieu, un chemin nouveau qui conduit à  la foi en Jésus reconnu comme Christ et Seigneur, une foi aussi authentique que celle des premiers disciples juifs mais sans assimilation de leur culture. Ce que la fête de l'Épiphanie, manifestation du Christ proposé à tous les chercheurs de Dieu, quelle que soit leur origine, nous rappelle avec intensité.

c) Mages d’aujourd’hui.

Il nous faut prendre ce chemin des mages aujourd’hui, parce que les choses ne reviendront jamais comme avant — tentation nostalgique ou conservatrice — et parce que — tentation progressiste ou libérale de — la réduction de la recherche religieuse à la culture dominante contrôlée par les « monstres froids » des sociétés démocratiques :  appareil étatique, système d’éducation, média, cartels économiques  i.e. à  tyrannie diffuse et anonyme des institutions civiles.

Le philosophe Charles Taylor résume bien l’expérience religieuse qui est là nôtre de plus en plus :

« Supposons que nous vivions dans un monde où de plus en plus de gens seraient forcés de quitter les niches confortables dans lesquelles ils pouvaient être croyants ou incroyants en accord avec leur milieu, et qu’ils soient poussés sur la crête, à l’intersection des deux versants, [..]. Ce monde n’en sera-t-il pas un dont le modèle de vie spirituelle reposera de plus en plus sur des décisions personnelles, obligeant chacun à choisir pour lui-même un parti ou l’autre […] Nous pouvons imaginer qu’il en sera ainsi de deux façons : la sphère publique sera de plus en plus séculière et neutre, c’est-à-dire qu’il sera de moins en moins possible de permettre au cadre social dans lequel sont prises les décisions individuelles de refléter l’un ou l’autre parti; et le paysage spirituel créé par les choix individuels sera de moins en moins ouvert aux liens collectifs. » […]  « Le spirituel n’est plus intrinsèquement lié à la société »3  L’individualisme nourri par les possibilités de la consommation et la centration sur soi ne favorise plus les solidarités traditionnelles des groupes, de la nation et des Églises.

Être mage aujourd’hui, ce sera avoir un parcours d’explorateur, en osant poser les questions premières et ultimes — pensons à la Neuvaine de B. Émond,  quitter pour cela son monde acquis ou familier, avancer dans la nuit,  chercher sans perdre de vue sa visée initiale, déjouer les pièges des collaborations néfastes, et poursuivre son chemin.

Je termine en citant un passage du dernier numéro d’Étapes-Noël 2005 qui reprend l’image de profondeur  et d’authenticité  du cheminement des mages en l’éclairant par celle de l’attention à  l’enfant intérieur : « …l’enfant intérieur… est le lieu vital, le lieu des racines essentielles, le point des élans, des appels qui feront de moi un être relié dans les faits… Je ne puis me faire en me dérobant à moi même… en empruntant des idées, des costumes, en ajoutant l’artifice à l’artifice… C’est l’enfant intérieur qui ressent le plus l’enchantement du  monde et qui souffre le plus de son désenchantement; … l’adulte qui n’a pas renié son enfant intérieur sait où sont ses racines profondes, ses amarres ». « C’est l’enfant intérieur, racine d’identité, qui reçoit la Parole annoncée », qui  se reconnaît dans la longue marche des Mages. Sans  le développement de cet "enfant intérieur"  il ne reste que du folklore  de ce récit des Mages…

Notes.

1 par exemple D. Hervieu Léger, Catholicisme, la fin d'un monde, 2003, Grace Davie, La religion des Britanniques, 1996, Charles Taylor, La diversité de l'expérience religieuse aujourd'hui. 2003.

2 Roy P. E., Les Québécois et leur héritage religieux. Mens 2 (2002) 1, avril 17-33. Voir P. E., Roy, Revisiter le christianisme. Novalis 2004,132p. et aussi 

3 cf  Taylor Charles,  La diversité religieuse… p. 61 et 98.


Une brève note historique  sur le protagoniste des mages  rend plus vivant et signifiant ce récit de l'évangile selon Matthieu.

Hérode le Grand

Fils de l'intendant iduméen (donc d'origine édomite) du dernier roi, Hyrcan II. Est nommé stratège de la Galilée en 47, tétrarque de Judée en 41 et roi sans conteste après avoir mâté en 38-37 une révolte soutenue par les Parthes. Il épouse une princesse asmonéenne, Mariamme, pour faire excuser son origine, et joue constamment la carte de Rome. II annexe peu à peu Gaza, Jéricho, une partie de la Décapole et de la Transjordanie.

Devenu l'égal de Salomon par l'étendue des territoires possédés, il effectue les plus grandes constructions de l'histoire d'Israël après ce roi. Il édifie un théâtre, un amphithéâtre, une piste de course, le palais royal (voir la rubrique suivante), des temples en l’honneur de son ami et protecteur Auguste, la tour Antonia, d'où une garnison romaine après la destitution de son fils Archélaüs, garantira la sécurité à Jérusalem. Il restaure les murailles de la ville et reconstruit le temple de fond en comble. Il pousse même la somptuosité jusqu'à financer des constructions de temples païens de la Syrie à la Grèce.

Mais pour assurer son pouvoir et le moyen de financer ses magnifiques travaux, il met en vente la charge de grand prêtre, si rémunératrice, condamne à mort les principaux membres du Grand Conseil quand il les estime susceptibles de s'opposer à sa volonté, fait massacrer sa femme préférée, Mariamme, (il en eut une dizaine) et deux de ses fils, dangereusement pour lui trop bien élevés par Rome, ainsi qu'un troisième fils, son successeur désigné, quarante-huit heures avant sa mort. Selon Mt 2/16, c'est lui qui ordonne le massacre dit des Innocents.

Hérode (le palais d')

Construit vers 23 av. J.-C. au nord-ouest de la ville haute, près de l'actuelle porte de Jaffa, adossé aux tours de Phasaël, de Mariamme, d'Hippicus, et formant avec elles une forteresse protégée par des remparts à tourelles de quatorze mètres de haut. A l'intérieur, sur des jardins et des cours, donnaient en particulier deux très belles salles, baptisées appartements de César et d'Agrippa. Les procurateurs Sabinius (de Syrie), Pilate, qui décora le palais de boucliers d'or en l'honneur de Tibère, et Florus, entre autres, y habitèrent. Les trois tours résistèrent à l'incendie de 70 ap. J.-C.

Les Hérodiens

Ce sont les partisans de la dynastie des Hérodes, dont le principe politique constant fut de s'appuyer sur les empereurs de Rome, comme leur plaisir fut de vivre dans une atmosphère de culture hellénistique.

À la mort d'Hérode, son royaume est partagé entre trois de ses fils. Archélaüs reçoit la Judée, la Samarie et l'Idumée, Antipas la Galilée et la Pérée, Philippe 1er la Bétanée, la Trachonitide, l'Iturée et le Hauran, soit les territoires situés des sources du Jourdain aux approches de Damas. La Judée est gouvernée par Archélaüs jusqu'à 6 ap. J.-C., puis par des procurateurs, puis Agrippa 1er de 39 à 44, et de nouveau par des procurateurs.

La Bible. Pierre de Beaumont Notices p. 1743 ss