Je ne sais pas si vous avez déjà vécu l’expérience, que je trouve pour ma part très frustrante, de voir une belle randonnée pédestre gaspillée par un signe évident de civilisation : un détritus quelconque, bouteille vide, carton d’emballage ou paquet de cigarettes. Un rappel évident qu’il ne nous est pas facile de trouver le désert aujourd’hui et que les terres vierges, c.-à-d. celles où l’homme n’a pas mis le pied comme dit la légende, sont de plus en plus rares. Ce qui ne nous empêche pas de disserter sur le désert et ses vertus spirituelles. Comme si les espaces infinis étaient nécessairement silencieux et garants de méditations très fécondes.

Dans ce contexte, l’image de Jean-Baptiste occupe une place de premier plan. Dernier des prophètes de la première alliance, mais parent de Jésus, il prend figure de héros avec sa prédication pénitentielle et son baptême conféré dans un endroit retiré, qu’on imagine désertique à l’origine. Ce fils du prêtre Zacharie a compris le vrai chemin vers Dieu et les conditions pour y progresser : fuir l’institution et se livrer à la pénitence dans le désert.

Pas facile pour des croyantes et des croyants du 20e siècle! Comment y arriver alors que les téléphones par satellites rendent possibles les communications partout sur la terres et qu’il faut pratiquement s’éloigner de notre planète bleue pour trouver des endroits inhabités? Faudra-t-il renoncer au désert et à ses vertus spirituelles ou le trouver ailleurs comme le suggère Madeleine Delbrêl dans la citation lue au début de la célébration?

Dans l’esprit de cette citation, je voudrais réfléchir avec vous ce matin autour de deux questions. Où sont nos déserts spirituels aujourd’hui? Comment être prophète dans ces nouveaux déserts?

Qu’est-ce qui rend le désert un lieu recherché pour la vie de foi et les expériences spirituelles? Certainement pas le sable seul : il y en a ailleurs et en quantité. Pas davantage les difficultés de la vie, car pour cela aussi il y a d’autres lieux qui ont fait leurs preuves; parlez-en aux mineurs et aux fondeurs, par exemple. Vous me direz que je fais des détours pour ne pas arriver à ce qui évidemment la qualité spirituelle première du désert : le silence. Mais le désert est-il vraiment aussi silencieux? Certains récits me porteraient plutôt à croire que le vent peut parfois devenir assourdissant et même hallucinant. Le silence, oui, mais un silence qualifié. Un silence des bruits de la vie ordinaire qui sont remplacés par les bruits de la nature parfois déchaînée. Peut-on aller plus loin et suggérer que le désert offre du silence parce qu’il est habité par des bruits nouveaux, autres, étrangers? Ce serait alors le changement dans le bruit qui serait spirituellement fécond. Comme les environnements musicaux qui essaient de couvrir les bruits du travail, du commerce ou de l’industrie, quand ce n’est pas celui du dentiste. Le silence qui serait fécond ne serait donc pas une simple absence de bruit, mais la proposition d’autres sons, de bruits différents, qui brisent la régularité de nos vies et nous renvoient vers différents ailleurs, dont notre propre intériorité par exemple. Car le silence du désert n’est pas que spirituellement fécond. Il peut aussi faire naître l’angoisse, la peur, ou susciter des gestes pour le faire disparaître…

Si ce qui précède a un peu de sens, ce serait donc la gestion des bruits, des sons, plus que leur simple absence, qui pourrait améliorer notre vie de foi et notre expérience spirituelle. Nous savons déjà cela, car nos célébrations sont habitées par des chants qui les rendent plus significatives et harmonieuses. Même nos vies et nos saisons sont marquées par des musiques qui viennent en souligner le sens. Pourquoi d’autres bruits ne pourraient-ils pas nous aider aussi à grandir spirituellement? Madeleine Delbrêl en suggérait quelques exemples…

Et si c’était aussi cela, devenir prophète pour aujourd’hui. Être capable de trouver les bruits qui peuvent avoir du sens pour nos contemporains. Être capable de trouver des sons qui rendent leur vie plus consciente et leur engagement plus constant. Avec la réunion qui se tient ces jours-ci à Montréal, on parle beaucoup d’environnement et des mesures à prendre pour le rendre plus convivial et surtout pour assurer le futur de notre planète. Entre les bruits qui rendent sourds et les musiques d’ascenseur qui endorment, y a-t-il des paroles et des discours, des chants et des mélodies qui peuvent ouvrir sur des ailleurs fructueux? Y a-t-il surtout des personnes, dont le timbre de voix, mais surtout les mots et les idées s’avèrent très souvent favorables à la réflexion et à la prise en charge du monde actuel?

Je ne crois pas qu’un prophète qui se présenterait aujourd’hui vêtu de poil de chameau et invitant au Sahara répondrait exactement aux attentes de nos contemporains et serait dès lors susceptible de les aider dans leur démarche de foi. Mais là où nous vivons et travaillons, là où se tissent nos amitiés et se développent parfois nos conflits, il y a des personnes qui suggèrent des pistes de solutions, qui ouvrent des voies alternatives, qui font naître l’espérance de jours meilleurs. Dans d’autres déserts que les vallons sablonneux, par d’autres paroles que l’appel à la pénitence, ils nous invitent à faire de nos vies actuelles les lieux de croissance spirituelle. À nous de découvrir nos déserts, à nous d’écouter les prophètes qui nous interpellent!

L’Avent 2005 n’est donc pas qu’une entreprise nostalgique où le Venez divin Messie et les décorations de Noël viennent titiller nos souvenirs et éveiller quelques émotions. Non, l’avent est encore un temps favorable pour sortir de nos langueurs et nous mettre à l’écoute de ce qui se passe; un temps pour identifier et écouter des hommes et des femmes qui offrent des regards neufs et enthousiastes sur notre monde. Un temps pour refaire à notre manière la démarche de ceux et celles qui se sont dérangés pour aller écouter Jean-Baptiste. Il suffit de trouver le bon chemin pour rejoindre les Jean-Baptiste d’aujourd’hui; il s’agit bien aussi d’oser risquer des pas que nous voudrions porteurs de vie et d’espérance. (Pour nous aider, j’ai le goût de relire la question de Madeleine Delbrêl :

... Pourquoi le chant d'une alouette dans les blés, le crissement des insectes dans la nuit, le bourdonnement des abeilles dans le thym nourriraient-ils notre silence et non pas les pas des foules dans la rue, les voix des femmes au marché, les cris des hommes au travail, le rire des enfants au jardin, les chansons qui sortent des bars? Tout est bruit des créatures qui s'avancent vers leur destin, tout est écho de la maison de Dieu en ordre ou en désordre, tout est signal de la vie à la rencontre de notre vie. Le silence n'est pas une évasion, mais rassemblement de nous-mêmes au creux de Dieu. » p. 79.)

Madeleine Delbrêl, Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres (texte de 1938, repris dans Nous autres, gens des rues, Paris, Le Seuil, 1961).