Le grand commandement

Ils se réunissent et l'un deux pose une question à Jésus pour le mettre à l'épreuve. Une question piège. Quel est le plus grand commandement? Parmi les quelque 600 commandements que les docteurs de la Loi avaient recensés, quel est celui que l'on doit s'efforcer de mieux observer pour être en règle, pour être parfait? Et lui, il ne s'arrête pas au piège. Il répond ailleurs. Il n'y a qu'un commandement : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Amour de Dieu, amour de soi, amour du prochain : un seul commandement.

Quelle libération! Il ne s'agit plus de tenir une rigoureuse – et souvent tatillonne - comptabilité de ses observances pour bien voir où on en est de sa propre perfection, pour pouvoir dire à Dieu : voilà, je suis en profit, j'ai bien mérité, j'attends mon salaire. Il suffit d'aimer, et le reste découle de cet amour.

Un commandement qui est le plus grand et même l'unique? Bien plus que cela. Une attitude de vie, une valeur au cœur de la vie qui devient la motivation profonde, féconde et agissante. Tout devient simple. Il suffit d'aimer. Tout devient simple, mais en même temps tout devient complexe et engageant. Observer une série de prescriptions, c'est encombrant mais en même temps rassurant. On voit où on en est. Il y a un point, un moment où l'on peut dire : C'est fait. Tout est en ordre. Passons à autre chose. Mais s'il s'agit d'aimer, cela n'a plus de limites fixes. On ne peut pas, idéalement, trop aimer. Dès le départ cette proposition de l'amour, c'est difficile.

La véritable difficulté, toutefois, est dans l'amour qui est demandé. Aimer Dieu : quelqu'un que l'on ne voit pas, que l'on connaît mal. Aimer l'autre, le prochain, qui est si différent de moi, qui pense autrement que moi, qui a ses goûts, ses habitudes qui ne sont pas les miens. L'autre, le prochain qui si souvent n'est pas particulièrement aimable. Et puis : s'aimer soi-même. C'est peut-être et souvent le plus difficile, parce que je me connais trop bien ou, au contraire, trop mal. Et la question si souvent entendue, qui monte en nous : Peut-on commander l'amour? L'amour a ses alternances, ses variations saisonnières au gré de mes humeurs, au gré des attitudes et sentiments de l'autre.

La grande nouveauté, le caractère unique de la parole de Jésus, c'est de nous convier à une sortie de nous-mêmes et de tous nos pourquoi et nos comment, surtout de nos comment. Aimer devient une décision à prendre. La décision de s'attacher à quelqu'un dont on veut le bien, et à qui on donne des droits sur soi. Une décision qui se traduit en actes concrets. Et cette sortie de soi a sa raison, sa justification en dehors de soi. Dieu, le premier, nous a aimé d'un tel amour. Il s'est attaché à nous, nous a donné des droits sur lui. On peut attendre de lui, recevoir de lui, crier vers lui dans le bonheur ou la détresse. Dieu, on peut l'aimer parce qu'il nous a donné un visage de lui dans le prochain qui a même visage que nous.

Le prochain? C'est toute personne qui vit de la même vie, de la même condition que nous. Il peut être tout à côté de nous comme au plus lointain. C'est toute personne, même celle qui semble peu aimable, qui est déchue, qui, à la limite, est contre nous. Le prochain est un étranger qui fait que nous nous reconnaissons nous-même comme étranger. Qui, comme nous, est étranger par rapport à Dieu, et crie vers Dieu son étrangeté et que Dieu entend. L'aimer ce prochain, c'est avant tout lui faire justice. C'est, selon la si belle image employée au Livre de l'Exode, ne pas lui retirer son manteau. C'est tout ce qu'il a pour se couvrir, sa seule couverture pour dormir. Ne pas lui retirer, et surtout lui donner, quand il ne l'a pas, ce manteau, sa seule couverture. Manteau pour une pauvreté reconnue et ainsi quelque peu comblée. Et tous ces manteaux qui sont sympathie, et consolation, et main tendue, dans toutes les détresses, solitudes, humiliations, abus, et bonheurs fragiles et menacés. Le manteau dont on a nous-mêmes besoin, que l'on appelle, que l'on désire, et que l'on se donne et qu'on attend des autres. Alors, on aime Dieu parce que l'on s'attache à l'autre qui est le visage de ce Dieu autre que nous : visage voilé, confus. Parce que l'on apprend à s'aimer nous-mêmes qui sommes le visage obscur de Dieu. On peut s'interroger sur l'idée d'un amour qui serait aussi universel, d'un amour qui serait plus en paroles qu'autrement. Tout cela s'efface quand l'amour n'existe que là où il se donne des gestes concrets, quand il devient une attitude du cœur si forte qu'elle cherche sans cesse à s'exprimer en actes et en gestes.

On pourrait en rester à cette manière de comprendre l'amour et le vivre en ne tenant pas compte des affections sensibles, spontanées du cœur humain toujours versatile, toujours variable et indécis. Quand Jésus répond d'ailleurs à la question piège des pharisiens et de tous les esprits chagrins de tous les temps sur le grand commandement, il va bien au delà de la formulation d'un commandement nouveau. Sa réponse est donnée en sa vie qui est révélation du visage de Dieu. Vie de service jusqu'à son propre sacrifice. Une vie qui témoigne d'une passion pour Dieu et d'une passion pour tout humain. Aimer Dieu, soi-même, le prochain : pour être vraiment en accord avec le désir et la proposition évangélique, cela ne peut et ne doit pas être vécu dans un monde imaginaire d'où seraient exclues les passions du cœur humain. La sortie de soi et d'un monde trop étroit, que propose l'Évangile, est assez forte et grande pour demander à s'exprimer avec passion : passion pour Dieu, passion pour l'humain : soi-même et l'autre, tant d'autres. En tout ce que nous vivons, en tout ce que nous cherchons à être, quand il est question d'amour, tout porte – ne serait-ce qu'en creux, en miroir déformant et déformé – un reflet du visage de Dieu. C'est la force – exaltante – de l'Évangile de nous dire et redire qu'en tout amour, il y a un sens, un sens de Dieu : le cri, joyeux ou troublant, d'une passion pour Dieu. Cette passion-là elle passe par la passion pour soi et surtout par la passion pour l'autre.