Des modèles plus grands
que nature
Si on a
souvent dit que Jésus avait l’art de présenter le Royaume
qu’il était venu annoncer dans des images simples et le plus souvent
pas trop difficiles à comprendre, on ne peut pas dire que les responsables
de la constitution du lectionnaire ont opté pour la même façon
de faire. Mettre au programme le même dimanche le récit des deux
fils et l’hymne de l’épître aux Philippiens qui fait
l’éloge de l’obéissance de Jésus, ce n’est
pas évident. C’est un peu comme présenter à un enfant
qu’on veut initier à un sport le modèle d’une vedette
internationale!
Mais, me
direz-vous, c’est comme ça qu’on soulève l’enthousiasme :
en offrant des modèles plus grands que nature, on ouvre sur un possible
illimité et on suggère qu’il n’y a pas de frontières
au progrès. Alors allons-y et essayons de comprendre l’évangile
du jour à la lumière du texte de Philippiens.
Le récit évangélique
met en scène deux fils que leur père a invités à accomplir
une tâche. L’un des deux a répondu affirmativement et n’a
rien fait du tout, tandis que l’autre a refusé d’obtempérer,
mais s’est rendu travailler à la vigne. Le récit
comporte déjà une première interprétation en faveur
des collecteurs d’impôt et des prostituées. Malgré leur
apparent refus d’obéir à Dieu, ils seraient peut-être
plus forts en obéissance que ceux qui se targuent d’être
de bons pratiquants. La suite pourrait avoir été ajoutée
tardivement pour régler leur compte aux membres de la communauté juive.
Ils ont été invités à la conversion par Jean et
ils ont refusé de répondre et de se convertir. Mais ce peut être
aussi une simple illustration de la première explication. De toute manière,
le portrait est clair et compris depuis longtemps : il vaut mieux agir
réellement que de promettre sans tenir son engagement.
Mais les choses ne sont plus aussi simples en notre siècle
de psychologie et de psychanalyse. Ce ne sont pas tous les chrétiens
qui se
satisfont des options tranchées entre le bien et le mal, entre le noir
et le blanc, entre l’obéissance et son refus. On sait maintenant
que les comportements peuvent varier selon les jours, et que celui qui est
lent à obéir aujourd’hui sera peut-être un modèle
de soumission demain. Nous avons appris que le fils obéissant et l’autre
se retrouvent souvent dans la même personne, selon des mélanges
pas toujours parfaitement équilibrés. Nous savons surtout qu’il
vaut mieux s’abstenir de jugement absolu et laisser la chance au coureur,
comme Jésus le dira lui-même dans sa parabole de l’ivraie
et du bon grain.
Les deux fils ne sont donc pas des exemples parfaits du comportement humain
habituel; ils représentent plutôt des réactions possibles à l’invitation à œuvrer
pour le royaume et nous retrouvons leurs attitudes au plus profond de chacun
d’entre nous. Tantôt nous nous abusons dans nos promesses; tantôt
nous nous surprenons par nos gestes. Si nous refusons de retenir la leçon
traditionnelle attachée à cet extrait de l’évangile, à savoir
une discrimination claire entre les obéissants et les indociles, il
nous faut chercher un autre sens. Peut-être qu’en refusant de nous
enfermer dans l’alternative obéissance/désobéissance,
pouvons-nous recevoir quelque chose de l’épître aux Philippiens.
Et si l’épître aux Philippiens pouvait nous aider à comprendre comment obéir
et pas seulement à nous demander si nous sommes obéissants ou
pas? Si l’exemple de Jésus offert dans l’hymne nous expliquait
comment Jésus s’y est pris pour devenir obéissant, sans
doute nous serait-il bien utile pour notre propre pratique de cette vertu pas
toujours appréciée de nos jours.
Lui qui est de condition divine n’a pas craint de s’abaisser,
de se dépouiller, pour se faire en tout semblable en nous et devenir
obéissant jusqu’à la mort. Essayons de traduire cela pour
aujourd’hui et de mettre ces propos en situation dans notre monde actuel.
Jésus n’a pas craint de s’abaisser, de se dépouiller
de ses titres, de son rang, de ses acquis, de ce qui était inscrit à son
CV, pour répondre à la mission à laquelle il était
appelé. Je ne peux pas répondre pour vous, mais je commence à comprendre
qu’il me faut parfois « descendre de mes grands chevaux »,
si je veux être en contact réel et vrai avec ce qui se passe dans
ma vie. Me laisser interpeller par la réalité plutôt que
de la réduire à ce que me suggère mes rationalisations.
Accepter les personnes telles qu’elles sont, comprendre les situations
sans les filtrer à la lumière de mes interprétations,
retrouver le réel tel qu’il me heurte et me bouscule. Faire la
vérité, en somme, sur moi, sur les autres et sur le monde.
Alors l’obéissance ne devient plus une soumission, un écrasement,
une démission devant une autorité, mais un geste d’acceptation
non négociable. Alors on peut comprendre que l’obéissance
de Jésus l’a mené jusqu’à la mort, et à la
mort sur la croix.
Alors on peut même changer de regard sur l’Église. Si à certains
jours, devant des décisions apparemment injustifiables ou en raison
d’une inertie chronique, le goût nous vient de brasser un peu la
cage pour que cette vénérable institution prenne le rythme du
jour et s’adapte davantage aux attentes de notre temps, il pourra aussi
nous arriver, dans l’esprit d’obéissance manifesté par
Jésus, d’accepter de mettre nos positions critiques sur la glace,
de nous retrousser les manches et de consentir à collaborer pour que
les choses s’améliorent. L’Église deviendra alors
pour nous le Père qui nous invite à travailler à sa vigne
et qui nous offre ainsi une occasion de nous réaliser en vérité.
Si bien parti, j’aurais pu risquer un petit lien, pour
finir, avec l’opération
de ce matin : la fin de l’appel de services pour le bien de la communauté.
Mais ce n’est pas nécessaire et je ne suis par le Père
qui invite. Essayons plutôt, tous ensemble, de nous souvenir de tous
les gestes de vérité que nous avons consentis et qu’ils
deviennent autant de motifs d’action de grâce dans notre eucharistie
de ce matin.