La
neuvième béatitude
La
lecture évangélique de ce dimanche fait suite à l’énoncé des
béatitudes dans l’Évangile de Matthieu. Il s’agit
d’une affirmation et, en même temps, d’un souhait :
" Vous êtes
sel de la terre… vous êtes lumière
du monde ". C’est comme si on avait voulu ajouter une
neuvième
béatitude! Heureux êtes-vous qui donnez saveur à l’existence
humaine et qui fertilisez les champs de l’humanité. Heureux
vous " qui portez une lanterne au cœur de la nuit et qui protégez
votre petit lumignon " (Gabriel Rinfret, Éloge de la fragilité, éd.
Racine et DDB, 1996, p. 69).
Les
paysans de la Galilée et des collines ayant vue sur le lac de Tibériade
connaissaient bien le sel. Ils l’appréciaient et s’en
servaient. Ils utilisaient le sel pour mouiller l’herbe et faire
boire les moutons, ils se servaient du sel pour conserver le poisson, pour
ranimer le feu qui s’éteint ou accueillir quelqu’un à la
maison, selon la tradition du partage avec les hôtes du pain et du sel.
Il y a là un signe de fidélité, donc de durée, d’alliance,
de conservation et aussi de fertilité, puisque les cultivateurs utilisaient
le sel comme engrais.
Vous êtes cela, disait
Jésus. Vous êtes
le sel de la terre et non celui de la Mer Morte qui se dénaturait
parfois. Jésus pensait plutôt à ce sel plus stable
et de meilleure qualité qu’on extrayait après avoir enlevé la
terre qui le recouvrait. Mais si ce beau sel-là perd lui aussi
sa saveur, comment redeviendra-t-il du sel? Il ne reste qu’à le
fouler aux pieds avec l’argile qui le recouvre.
L’affirmation
de Jésus nous surprend; n’est-elle pas ouverture
sur une prétention, un triomphalisme, un complexe de supériorité?
Il me semble qu’il ne s’agit de rien de cela. Quand Jésus
invitait ses disciples à se comporter comme le bon sel de la terre puisque
c’est leur vocation, leur identité, je ne pense pas qu’il
leur proposait de se prendre pour l’élite de l’humanité.
Mais plutôt comme l’engrais du monde ainsi que les paysans de la
Galilée
utilisaient le sel. Il ne s’agit surtout pas de la performance
irrespectueuse de certains témoins patentés. Il s’agit
plutôt de rayonner le plus naturellement possible dans la discrétion,
de devenir ce que nous sommes, c’est-à-dire des femmes et des
hommes des béatitudes qui portent en eux le sel, le bon sel de la paix,
de la justice, de la douceur et de la pauvreté-ouverture.
Douceur
et pauvreté de la petite lampe palestinienne à laquelle
Jésus pensait probablement, la petite lampe qui éclairait la
seule pièce de la maison. Il ne fallait donc pas la placer dans
le tonneau à grains. Heureux sommes-nous si " la neuvième
béatitude " nous habite, heureux sommes-nous si notre
vie consiste à la fois à nous tenir debout et à nous enfouir
dans l’espace terrien avec tout ce qu’il contient, afin d’y éclairer
sans blesser ni éclabousser.
Puissions-nous,
de jour en jour, de fenêtre en fenêtre, allumer
la petite bougie d’espérance dont on sait cependant qu’elle
a un passé et un avenir susceptible de ranimer la confiance, car la
petite lampe peut faire fondre des barbelés. Ce à quoi
Jésus appelle ses disciples, c’est à ne pas se décourager
devant la souffrance et les déviations déprimantes de la plupart
des pouvoirs. Nous sommes invités à nous relever, c’est
notre vocation. Nous sommes invités à vivre de manière
telle qu’une seconde nature qui fait l’humble illustration que
la vie vaut la peine d’être vécue. Quand des croyants
font l’expérience de la confiance dans une situation difficile,
terrible même, ils deviennent une espérance palpable, une lumière.
Je suis lumière quand je dis, coûte que coûte la vérité. Je
suis lumière quand ayant prié et médité, j’apporte
aux autres une peu de paix souriante.
Le
texte d’Isaïe que nous avons écouté au début
de la célébration nous dit bien le jaillissement de la lumière.
La lumière jaillit quand je partage mon pain et mon petit courage, quand
j’accueille, comme je peux le faire, le sans abri, quand je ne me dérobe
pas à mon semblable. Tes forces reviendront en même temps
que le jaillissement de la lumière. Si tu luttes contre les jougs écrasants
qui deviennent des lois, si tu dénonces les gestes menaçants
et les paroles malfaisantes, si tu cherches à combler les désirs
des malheureux et à les affiner avec eux, ta lumière se lèvera,
sortira du boisseau ou du tombeau et ton obscurité sera comme lumière
de midi.
Bref,
nous devenons lumière quand nous avons la foi tellement dans
la peau que nos réflexes sont des mouvements de Jésus en nous.
Cela existe. Cela se voit. Nous sommes lumière et sel, dans
la mesure où nous sommes Jésus , en étant dans le monde à sa
manière.