Dimanche de la Sainte Famille

Mes amis. Avant-hier soir, nous avons célébré ici et ensemble la fête de la Nativité de Celui qui est devenu notre Seigneur. Le même soir et le lendemain, vous avez profité d’une de ces rares occasions qui rassemblent et réjouissent le plus grand nombre des membres de vos familles, le plus souvent dispersées, auxquels s’ajoutaient, je l’espère, les isolés, les sans-famille, que vous aurez peut-être reçus sous votre toit, à votre table, afin qu’ils aient, eux-aussi, part aux plaisirs de cette saison.

Aujourd’hui encore d’ailleurs, l’accent est mis sur la famille et, selon le texte de la lettre de Paul, sur tout ce qui peut et doit assurer son unité heureuse et exemplaire. En fait, il s’agit ici d’une famille qui dépasse celle que définissent les seuls liens du sang, la famille qui rassemble tous ceux dans le cœur desquels « règne la paix du Christ à laquelle tous ont été appelés pour former en lui un seul corps ». Ici, chacun de nous et tous ensemble, nous constituons cette famille : nous sommes appelés à le reconnaître, à le vivre, à nous en réjouir et à en dire notre reconnaissance.

Ce que je viens de dire peut paraître banal ou évident. Mais ce que nous célébrons ensemble en cette octave de la Nativité est bien moins évident. En effet, la Bonne Nouvelle nous annonce que cet Être invisible, inaccessible, en dehors de notre temps mais créateur du monde que nous connaissons ‘s’incarne’, c’est-à-dire devient homme et vit parmi nous. Il y a là quelque chose de tout à fait unique et profondément mystérieux que l’intelligence la plus subtile ne peut cerner et que nous ne pouvons recevoir que par la foi. Dieu qui se fait homme, qui vient parmi nous comme notre semblable, plutôt que de nous exhorter à nous élever vers lui, quand bien même nous n’en avons pas les moyens, voilà ce qui distingue le Christianisme de toute autre expression religieuse. Selon l’exclamation populaire : ‘ Il faut y croire !’ Mais ce n’est pas facile.

Pourtant, voyez le soin qu’ont pris les auteurs inspirés de nos Évangiles pour décrire cette Incarnation en usant des mots bien humains qui, en toutes les langues, désignent la relation la plus intime qui soit : Mère, père, fils, enfant, parents. L’enfant né à Bethlehem et que les Évangiles nommeront aussi Fils de Dieu, a bien une famille humaine comme chacun de nous et s’inscrit dans notre histoire et en un lieu précis de notre terre, Au sein de cette famille, Dieu a choisi de se révéler, si j’ose dire, ‘en chair et en os’. Le nouveau-né est enveloppé de la tendresse de Marie et des attentions de Joseph, cet homme juste qui assume complètement sa responsabilité à l’égard de son épouse et de ce Fils de Dieu devenu son enfant. Un enfant qui reçoit le nom de Jésus qui signifie ‘Dieu sauve’, mais qui était fréquent dans cette société, au point que ce fut aussi celui de Barrabas, le brigand dont les Juifs demandèrent la grâce, à Pilate, plutôt que celle de Jésus le Christ. Au reste, d’autres textes étendent encore la famille de Jésus puisqu’ils évoquent des ascendants, des cousins, même des frères et des sœurs. (cf. Marc 6,3)

Ainsi, Dieu en Jésus est devenu un homme comme nous, dont la Parole énumère d’ailleurs les ancêtres bien humains et dont la vie s’est déroulée en grande partie au sein d’une famille où il a sa part des activités, des joies et des soucis de chaque jour.

Cette fête qui met aujourd’hui l’accent sur la famille du Christ est sans doute l’occasion pour nous de penser à nos foyers, à nos familles, en leur appliquant ce que Paul recommande à la petite communauté de foi réunie à Colosses. Il insiste sur sept vertus – compassion, bienveillance, humilité, douceur, patience, soutien et pardon mutuel ou de la réconciliation. C’est en fait cette réconciliation que Jésus Dieu-fait-homme est venu annoncer et accomplir, réconciliation entre Dieu que nous pourrons désormais appeler Père et tous les humains qui lui doivent la vie.  Et le motif de cette réconciliation est l’amour, l’amour que le Père n’a jamais cessé d’entretenir pour tous ceux à qui il a donné le jour dans ce monde, l’amour de Dieu pour nous révélé visiblement le jour de la Nativité et dans toutes les paroles et les actes du Christ, Fils de Dieu et Fils de l’homme, de sa naissance à sa mort et à sa résurrection pour nous. Amour qui nous est donné, afin que nous en vivions et le donnions et échangions à notre tour, d’abord dans notre relation la plus intime, mari et femme, parents et enfants, frères et sœurs, entretenant ainsi leur communion. Si la Sainte Famille a constitué, en somme, la première église, à l’image de celle-ci chacune de nos familles est une église domestique et, ensemble, nos églises domestiques deviennent cette communauté de foi, d’espérance et d’amour qui peut être, encore aujourd’hui, l’Église dans notre monde. Et c’est à nos familles, à chaque membre de ces familles, à ces familles élargies, telle que notre communauté chrétienne ici, qu’il est demandé de faire grandir encore la famille du Christ dans ce monde, en suscitant, par notre présence active, notre parole et nos actes d’amour, le désir d’y être incorporés à ceux qui n’en font pas encore partie. Et ici, je pense avant tout aux sans-famille, aux enfants qui ne connaissent pas la chaleur d’un foyer dans la tendresse des parents, à ceux qui, dans ou hors d’une société d’abondance et de consommation, sont privés des moyens et de la joie ou de l’espérance de vivre. Y avons-nous songé alors que nous dressions la table de la fête en ce temps de Noël qui devrait être autre chose et plus qu’une célébration commerciale ? Avons-nous convié au partage celui, celle ou ceux qui n’ont généralement pas part à tout ce qui nous réjouit en cette saison ?

Tout cela, jusqu’ici, est sans doute bel et bon mais, une fois encore, cela ne va pas de soi, ce n’est pas facile. C’est ce que l’Évangile de ce dimanche rappelle sans nuances. Le monde politique voit dans l’avènement de celui qui avait pourtant été annoncé par les prophètes une menace à son pouvoir. Après l’exultation des bergers, l’hommage et les dons des nobles visiteurs étrangers, c’est la fuite, l’exil de la Sainte Famille hors de son pays et de sa communauté religieuse, Lorsque le retour devient possible, il n’est pourtant pas exempt de danger : Marie, Joseph et l’enfant Jésus ne pourront revenir à Bethlehem, leur marche les conduira à Nazareth où ils devront vivre quasi incognito jusqu’à ce que le Fils, adulte, ne reprenne cette marche qui aboutira au Golgotha, victime apparente des puissants d’alors.

La famille chrétienne, la communauté de foi, l’Église, n’est pas non plus ‘installée’. Pourtant, c’est une tentation fort humaine née de ce désir de jouir paisiblement de ce qui a été donné ou acquis, mais ce n’est pas la vocation de ceux que le Christ a appelés à Lui et a rassemblés autour de Lui. La plus grande erreur commise par l’Église, longtemps mise hors la Loi et persécutée, a peut-être été d’accepter d’être associée étroitement au pouvoir temporel qui alla jusqu’à faire du Christianisme la religion exclusive de tout un Empire. Rassurée, l’Église s’est alors installée, et pour longtemps, ce dont nous souffrons encore aujourd’hui, car nous payons encore souvent le prix de cette erreur, ne serait-ce que par la méfiance marquée au lourd appareil qu’elle s’est donné au cours des siècles, la fuite de beaucoup due au sentiment éprouvé qu’ils ne trouvaient plus, dans cette communauté, la libération qu’ils attendaient de la pratique active des vertus prônées par St Paul et qui se résument dans l’amour.

Mes amis, nous avons raison de nous réjouir en ce temps de Noël et de profiter pleinement des moments de paix relative et de partage en famille de toutes sortes de bonnes choses. Mais, pas plus que la sainte Famille, nous ne pouvons nous ‘installer’. Vous savez comme moi que ce n’est pas ‘tous les jours Noël’. Nous serons toujours tentés de nous en remettre à d’autres assurances qu’à celle que nous propose la Bonne Nouvelle, tentés de faire la sourde oreille à l’exhortation apostolique : Agissez comme le Seigneur : il vous a pardonné, faites de même’, tentés de voir en notre prochain ou moins proche un étranger. Nous sommes invités à marcher avec le Christ, quoiqu’il en puisse coûter afin que, « dans nos cœurs, règne la paix du Christ à laquelle nous avons été appelés pour former en Lui, avec beaucoup d’autres, un seul corps. »

C’est beaucoup attendre ou demander, aussi puisons l’endurance joyeuse à cette table de Noël où le Fils de Dieu et notre frère se donne à nous afin que nous ne fassions qu’un avec Lui et que, de tout cœur, nous rendions grâce à Dieu son Père et notre Père.