Le pharisien et le publicain

Dès les premières phrases de cette parabole, notre idée est faite. « Deux hommes montèrent au Temple pour prier. L'un était pharisien et l'autre publicain. » L'un était pharisien. Voilà. Nous avons tout compris. Pharisien, donc, pensons-nous, arrogant, hypocrite, bien-pensant, dominateur. Tout de suite nous lui donnons tort. Arrêtons-nous un instant. N'est-ce pas là, de notre part, un préjugé! Bien sûr, la suite de la parabole nous donne un peu raison. L'homme, en effet, est arrogant, méprisant même. Mais fallait-il le réduire tout entier à ses défauts et à ses manques? Nous oublions de voir aussi en lui un désir, fort, ardent, de servir Dieu, d'être serviteur de la Loi parce que, à ses yeux, la Loi est moyen de s'ajuster au vouloir de Dieu. Et puis, cet homme ne se soustrait pas au devoir de partager avec les autres : « Je verse le dixième de tout ce que je gagne ».

C'est la même chose à l'égard du publicain. D'emblée nous en faisons un exclu, un laissé pour compte, un humble qui se reconnaît tel devant Dieu. Exclu, humble devant Dieu? Oui. Mais peut-être aussi faudrait-il le prendre au sérieux quand il se dit pécheur. En son temps, collecteur de taxes et d'impôt, il prélevait son salaire sur l'argent que les autres devaient lui remettre. La tentation était forte d'exiger un peu plus que le dû pour arrondir les fins de mois. Ici encore nous réduisons cet homme à son attitude d'humilité devant Dieu, oubliant qu'il a des raisons, des motifs réels de se juger humble et pécheur.

Reconnaissons-le, nous entendons cette parabole, dès le premier abord, avec nos préjugés. Et les préjugés sont réducteurs. Ils empêchent d'aller plus avant, de bien regarder l'autre au plein de sa vie, de ses grandeurs comme de ses petitesses. Ils empêchent, les préjugés, de voir ce qui serait souhaitable; ce qui pourrait être amélioré ou carrément changé. De ce point de vue, l'actualité pour nous, aujourd'hui, de cette parabole, est évidente. Nous traversons la vie avec nos préjugés. Préjugés à l'égard des exclus, des étrangers, des mal pris de l'existence. Préjugés des riches à l'égard des pauvres, des plus âgés à l'égard des jeunes. Et vice versa. Préjugés même parfois trop favorables qui nous font négliger un regard sainement critique. Préjugés sur nous-mêmes encore. « Dieu merci, je ne suis pas comme les autres. » Ou dans l'autre sens : « Je suis pécheur, inutile, sans valeur et sans mérite ».

Le grand mal des préjugés, c'est qu'ils enferment dans des comportements invariables. Ils bloquent la vie dans des lieux et des espaces aux horizons bien étroits. Ils empêchent la vie, notre vie, nos vies, d'éclore, de s'ouvrir à l'émerveillement, à ce qui est autre, neuf et inédit souvent.

Mais la parabole du pharisien et du publicain ne doit pas être une occasion de nous adresser des reproches, de nous blâmer. Cela ne sert à rien et demeure à jamais stérile. On ne peut triompher de tous nos préjugés. Peut-être n'est-ce même pas souhaitable. Cependant, prendre conscience, lucidement et avec un esprit ouvert, de cet état des choses, peut être occasion – devrait être occasion - de nous tourner vers une autre attitude. En présence de l'autre, se demander simplement : Qu'est-ce que cet autre vit? Qu'est-ce qui l'a fait ce qu'il est devenu? Alors, on se met en marche avec l'autre, on l'aide à avancer comme il nous aide à avancer. On en vient – et c'est peut-être là le vrai message chrétien – à accepter la différence. Non pas dans une sorte de résignation, avec le regret d'une situation meilleure, mais dans le sentiment et la conviction de la richesse de la différence. Comme dans la création, l'œuvre d'un Dieu généreux. La variété des univers, de tout ce qui s'offre à notre regard. La variété des langues et des cultures. Et puis des différences et des variétés qui ne sont pas acceptables : excès des richesses et misères des pauvretés; efforts de justice et de paix et domination des violences et des oppressions. Comme un défi qui nous est lancé : dépasser les différences pour arriver au partage dans les biens matériels, mais aussi de tous les biens de l'esprit.

Ne nous éloignons pas trop, cependant, de la parabole évangélique. Elle veut avant tout nous livrer un enseignement sur la prière, sur la manière de se situer devant Dieu, en sa présence. Mais on n'y échappe pas; on retrouve ici encore nos préjugés. Le grand tort, le grand danger qu'ils véhiculent nos préjugés, c'est que nous les transposons en Dieu et sur Dieu. Nous le pensons, Dieu, comme nous, jugeant sur l'extérieur, les apparences, les intentions déclarées. Comme si nos jugements étaient sanctionnés, confirmés par lui.

« Le Seigneur, disait tout à l'heure le sage Sirac, ne fait pas de différences entre les hommes. Il accueille les intentions du cœur. La prière du pauvre traverse les nuées. Le Très-Haut prononce en faveur des justes, il rend juste. » Dieu n'est pas comme nous. il juge sur ce qu'il y a de plus grand et de meilleur en nos cœurs. Ce qu'il y trouve de mal, il le transforme en pardonnant et réconciliant. On pourrait ajouter, comme Jésus quand il disait la parabole du pharisien et du publicain : il élève qui s'abaisse et abaisse qui s'élève. Mais ici, il faut bien entendre. Pas d'abaissement factice, un peu pleurnichard devant Dieu. Plutôt, il voit tel qu'il est en lui-même qui se prend pour un autre. Il révèle à qui se voit mal, trop indigne, uniquement pécheur, sa vraie grandeur et sa dignité.

On se demandait il y a un instant comment sortir de nos préjugés, comment bien vivre avec nos indéracinables préjugés. Peut-être faudrait-il s'exercer à porter sur les autres, sur nous-mêmes, sur tant de situations, ce regard de Dieu tel qu'il nous est révélé en Jésus. Lui, Jésus, a posé sur les petits, les pécheurs, les mal pris et les veuves de toutes sortes, un regard de justice, de consolation, de guérison. Il a cherché la brebis égarée. Il a reconnu la demande de la veuve lésée en ses droits. Il n'a pas craint de s'asseoir à la table du riche qui l'invitait. Prendre modèle sur ce regard de Jésus. Le laisser pénétrer en nous et devenir notre propre regard.

Demandons-le ce regard dans notre prière et dans notre eucharistie de ce jour. Demandons-le, confiants et espérants. La prière des cœurs droits traverse les nuées. Le Très-Haut, pourtant si proche de nous, jette les yeux sur les cœurs droits.