Quand les disciples se questionnent…
Avouons que ce n’est pas passage d’Évangile
des plus faciles à interpréter. J’essaierai de tracer
un chemin significatif.
« Augmente en nous la foi! » Dans cette demande,
on sent une inquiétude de la part des disciples. Ils
se rendent compte de l’aventure dans laquelle ils ont été engagés. « Augmente
en nous la foi! », demandent-ils à Jésus,
eux qui l’ont si souvent entendu leur dire : « hommes
de peu de foi… ». Ce qu’il est important de rappeler,
c’est que, juste avant le passage que l’on vient d’entendre,
Jésus avait dit à ses disciples que : « si
quelqu’un les offensait même sept fois le jour, qu’ils
devaient pardonner sept fois ». Entre nous, cela demande de l’ouverture,
de la patience. Cela demande un amour et une foi à toute épreuve.
Comment peut-on exiger de pardonner à ce point? Pour eux, cela
leur apparaissait des exigences trop lourdes, démesurées;
ils s’inquiètent de leurs possibilités de vivre un tel
projet. Alors ils lui demandent bien simplement : « Augmente
en nous la foi! » Jésus leur répond en utilisant
une image immense, en évoquant un événement inimaginable. « Si
vous aviez la foi gros comme une graine de moutarde, vous diriez au grand
arbre que voici :’ Déracine-toi et va te planter
dans la mer ’ il vous obéirait : ». Ce
n’est pas rien. Et en même temps il leur rappelle qu’un
peu de foi suffit. Ce serait même assez pour réaliser ce qui
est impensable. N’est-ce pas un appel à nous déraciner
de nos chemins trop fréquentés, devenus trop faciles?
La réponse, assez énigmatique de Jésus, nous renvoie à la
question : mais de quoi parle-t-on au juste?
On parle bien sûr de la foi qui est regard de Dieu sur nous,
non pour nous épier, mais pour nous ouvrir à la vie, à l’immense.
On parle de la foi qui est l’ouverture d’un espace qui m’est
offert, où j’espère une rencontre, une découverte;
c’est une qualité de présence, d’accueil. La foi
peut changer notre regard et nos attitudes. La foi, c’est une confiance
en quelqu’un. À cet égard, on n’en a jamais assez;
mais la foi, si petite soit-elle comme un grain, suffit pour transplanter
l’arbre dans un lieu dangereux, la mer. À la question intéressée
des disciples, Jésus parle à partir de son expérience.
C’est sa foi qui lui a permis de remettre debout des êtres humains
et d’affronter la mort. Et la résurrection…
Le passage d’évangile pourrait s’arrêter ici. Mais,
comme il arrive chez l’évangéliste Luc, il fait
suivre cette conversation de Jésus avec ses disciples d’une
autre interrogation. Il présente une situation de la vie quotidienne
où le maître et le serviteur sont bien campés dans leur
rôle et leurs devoirs respectifs. Une histoire assez banale,
somme toute, qui nous ramène dans une culture où les maîtres
avaient tous les droits sur leurs serviteurs. Une histoire susceptible de
heurter notre sensibilité moderne, nous qui sommes de la culture de
l’égalité, de la reconnaissance à tout prix, de
la valorisation des personnes. Or ici c’est une autre façon
de voir. Jésus nous invite à nous dire à nous-mêmes que,
même lorsqu’on a fait de notre mieux, nous sommes des « serviteurs
quelconques », nous n’avons fait que notre devoir. » Au
fond, de prendre la mesure de ce que nous sommes.
Jésus change le sujet de la conversation pour rappeler à ses
disciples et pour nous rappeler que nous ne sommes pas le centre de tout.
Ce que j’en ai compris finalement pourrait se dire ainsi : vous
vous trompez totalement, lorsque vous vous faites de Dieu l’image d’un
maître, d’un patron. Dans ce type de relation, vous attendez
du maître, un salaire; il attend que vous donniez un bon
rendement dans votre travail. Un point c’est tout, chacun a fait son
devoir. Vous ne devez attendre rien d’autre, ni reconnaissance, ni
récompense. Au fond, Jésus dit : si Dieu est pour vous
un maître comme celui que je vous présente, n’attendez
rien d’autre de lui, même quand vous aurez fait « tout
ce que Dieu vous a commandé… vous n’aurez fait que votre
devoir ».
Dieu est tout le contraire d’un maître. Et la foi peut
tout changer; elle nous fait entrer dans un espace de gratuité.
La foi est don gratuit, confiance. Plus question de mérites, de récompenses,
vous pouvez être vous-mêmes, même des serviteurs inutiles Une
relation de confiance en l’autre est de l‘ordre de la gratuité.
Si cela est vrai, alors mon petit grain de foi, imperceptible à l’œil
nu, pourra me permettre bien des choses, même de déplacer un
gros arbre. Ma confiance sera celle d’une personne qui sait qu’elle
aura tout reçu gratuitement et qu’elle a à donner gratuitement.
C’est tout un contrat d’Évangile et de vie. Les disciples
s’interrogeaient là-dessus. Jésus a profité de
leur question et il a tenté de la déplacer pour en faire une
autre question : êtes-vous capables de vivre la profondeur de
votre vie dans la gratuité et de voir vos relations avec Dieu dans
la gratuité?
Demeurer dans la foi, c’est demeurer dans la confiance en Dieu et
dans notre humanité malgré tous ses travers. C’est
une façon d’être qui nous rend plus humain. Ce qui habite
l’humanité est plus grand que ce qu’on voit. La foi c’est
croire qu’un monde aussi troublé que le nôtre peut encore
produire de grandes choses. Par la foi, déracine-toi de tes évidences,
de tes fermetures.
La foi provoque l’impensable. Sans la foi dans les autres, il n’y
a plus d’avenir pour notre humanité. C’est la foi qui
nous permet d’accueillir les événements et nous fait
changer d’idée; c’est la foi en Dieu qui nous fait
agir dans l’espérance que la vie peut naître de la mort.
C’est la foi qui nous garde jeune. La foi une question. Ouvrez-vous,
regardez, écoutez; même une foi aussi modeste, grosse
comme une graine de moutarde, ouvre notre horizon en traversant notre humanité jusqu’à Dieu.
Des femmes et des hommes qui font comme Dieu, il y en a parmi nous, et
beaucoup ne le savent même pas. Si on leur disait, ils seraient surpris
et répondraient,
eux aussi : « Nous n’avons fait que notre devoir ».
Foi vécue dans la gratuité, la modestie, et même
le plus souvent, foi silencieuse.