« Ils
ont écouté la lumière »
Sans
trop risquer de me tromper, on peut certainement imaginer que les disciples
sont sortis de cette expérience avec l’impression qu’ils
venaient de traverser un drôle de rêve. Lorsque, dans la vie, un événement
nous a étonné, ébloui, ou bien on le crie immédiatement,
ou bien, quand il est trop intense, on garde le silence pendant un certain
temps. Les moments les plus décisifs de la vie ne se disent pas facilement.
C’est
ce que les disciples ont fait. Un silence s’imposait, qu’il y ait
eu ou pas consigne de Jésus. La transfiguration, c’est une scène à la
lisière de la terre et du ciel, à la lisière du rêve
et de la réalité. Sur la montagne, la terre et le ciel s’ouvrent
pour faire entendre une voix : « Celui-ci est mon Fils, celui que
j’ai
choisi, écoutez-le ». Dans la nuée qui les enveloppait,
les disciples, si on me permet cette expression, ont écouté la
lumière.
À
une amie à qui je demandais, en pensant à mon homélie,
qu’est ce qui te vient immédiatement à l'esprit quand
tu penses au récit de la transfiguration? Elle m’a répondu : « Je
pense spontanément aux trois disciples, plus qu’à Jésus,
parce que j’aurais aimé me trouver avec eux; ça aurait
peut-être
réveillé ma foi ». Les trois disciples avaient besoin
d’être
réveillés pour leur permettre de découvrir un peu plus
profondément
cet homme Jésus, au destin unique, qui semblait tant les attirer,
mais qu’ils connaissent encore si peu…
En
lisant et en relisant le récit de la transfiguration sur la montagne,
me revenait un vieux souvenir de mes années d’étudiants
en France. J’étais allé dans la région du Vercors.
On m’avait amené, non sur la montagne cette fois, mais visiter
une grotte, la grotte de la Luire. Pendant la guerre, cette grotte avait
servi d’hôpital.
Un jour, en 1944, 14 blessés ont été exécutés.
Des images, hélas! encore trop actuelles... Et à la porte
de la grotte, on avait inscrit en plusieurs langues : « Vous
qui venez ici, apportez-y une âme ». Je n’ai jamais
oublié.
Dans la pénombre
de la grotte, cette phrase m’était comme une lumière.
Dans la pénombre de la grotte de la souffrance, cette phrase me
donnait l’impression
d’écouter la lumière, un besoin et un goût que
notre monde soit transfiguré. Du fond de la terre jusqu’au
sommet des montagnes, des transfigurations sont toujours possibles.
La
transfiguration aura certainement été pour les disciples, un
moment qui donne à penser; un moment de rencontre avec ce Jésus
et ce qu’il était appelé à vivre et à devenir.
Pour les premiers chrétiens aussi qui ont gardé le souvenir de
ce moment si mystérieux et dont ils saisissaient difficilement la portée.
Ce récit est une rencontre de Jésus avec lui-même, avec Moïse
et Élie, deux personnages du passé, avec Dieu bien sûr, où,
dans l’éblouissement de la lumière, la souffrance et la mort
qu’il aurait à traverser prenaient une allure de révélation. « Il
parlait de son départ qui allait se réaliser à Jérusalem » nous
dit l’évangéliste Luc. Jésus parle de son sort, de
ce qui l’attend. Dans cet instant lumineux, il prend conscience que sa
passion va venir, implacable.
Pour
les disciples, ils avaient eux aussi besoin de cette rencontre, un moment
de passage. Malgré le souhait de Pierre, on ne peut y rester sur la montagne;
ce sont des moments qui passent. Une rencontre marquante reste toujours trop
brève. Il leur faut redescendre de la montagne, poursuivre leur route
en apportant avec eux cette expérience qui leur permettra avec le succès
assez peu reluisant que l’on sait, de vivre l’événement
de la mort de Jésus. En écoutant la voix dans la lumière,
il sont invités à redescendre, à marcher dans la vie, apportant
avec eux la lumière de la transfiguration. Marcher dans la lumière…
Que
nous prenions l’image de la montagne de la transfiguration qui fait
voir la lumière ou de la grotte qui invite à y apporter une âme,
de quelle transfiguration avons-nous besoin aujourd’hui? Il me semble que
nous avons besoin, par les temps qui courent, de retrouver confiance en notre
humanité, de changer notre regard sur nous-mêmes sur les autres,
de donner la chance d’un visage lumineux à notre humanité,
ouverte sur la vie à bâtir. C’est le destin de l’Évangile.
La transfiguration est un désir que nous portons et que le quotidien ou
l’habitude peut toujours tuer en nous.
Ce
récit, entendu ici en plein carême, nous redit l’importance
dans nos vies, de moments où on se retire à l’écart
du quotidien, pour nous regarder dans la lumière, pour regarder le visage
des autres, avec ce que nous sommes et ce que nous désirons de meilleur.
Ce récit pour réfléchir, pour prier Dieu, nous souvenir
et revoir le parcours de notre vie et ce à quoi il nous mène.
Ce
temps de carême nous invite à réentendre, avec plaisir,
je l’espère, et avec une liberté d’accueil
quelques grands récits du parcours de Jésus et
des premières générations
chrétiennes pour aboutir au récit de la passion
et de la résurrection.
Nos vies tout comme beaucoup de nos assemblées chrétiennes,
qui trop souvent semblent désespérer d’elles-mêmes
et de leur propre avenir, ont besoin d’écouter la
lumière de ces
récits. N’avons-nous pas besoin comme chrétiens
d’une
bonne dose de confiance et d’espérance qui nous
permettra de continuer ou de reprendre la route, humblement mais
en apportant avec nous la lumière
de la montagne et de la résurrection? Nous avons besoin,
comme les disciples de la montagne, d’une foi plus réaliste,
plus près de notre
humanité, découvrir ce qui parle et ce qui s’engendre
de vie et de résurrection dans notre monde. Reconnaître
ce qui nous habite de plus profond. Célébrer aujourd’hui
l’évangile
de la transfiguration, c’est redécouvrir que le
Jésus défiguré de
la passion — et c’est drôlement d’actualité — est
aussi celui qui cherchait les chemins de la résurrection.
Dieu l’a
reconnu. C’est l’heure de retrouver la lumière,
de marcher…
Vous
qui venez de descendre de la montagne… vous y retournerez pour retrouver
la lumière. Nous qui écoutons ce récit
de la transfiguration, apportons-y une âme. Je me suis
souvenu d’un passage de Khalil Gibran,
qui reprend bien ce que transfiguration et carême peuvent
apporter : « C’est
seulement lorsque vous boirez à la rivière du
silence que vous chanterez vraiment. Et quand vous aurez atteint
le sommet de la montagne, vous
commencerez enfin à monter… » Que le
temps de carême
nous y amène! « Vous qui venez ici, apportez-y
une âme. » Un
carême pour ressusciter. Où que nous soyons, quoi
que nous fassions, apportons-y une âme et la lumière!