Pauvres, mais encore plus près de la vie

Deux femmes, deux veuves. Et si c’était deux veufs, les histoires racontées auraient certainement pris une autre couleur. On pourra se répéter qu’on reconnaît bien la culture de la Bible : encore des femmes, pauvres et résignées. À bien écouter et mieux entendre les deux récits, peut-être pourrions-nous dire au contraire : mais quelle liberté chez ces femmes, quelle folie, au sens où saint Paul parle de l’Évangile comme d’une folie, qui traverse toutes les croix vers la vie!

Deux récits, simples et grands à la fois, un peu gênants. Deux veuves qui n’ont plus rien à donner, parce qu’elles ont tout donné. Deux femmes patientes, mais bien loin d’être passives. La patience est un mouvement de vie, à la condition qu’on sache écouter les moindres signes, les moindres regards que la vie nous envoie à tout moment. On les croirait, ces deux femmes, près de la mort; non, elles sont au contraire plus près de la vie. Cela commence à ressembler drôlement à l’Évangile. L’Évangile se joue là dans un récit dépouillé, nu, comme un rosier sans fleurs. Ces femmes ont donné de leur misère; la vie la traverse…

La scène de l’Évangile selon Marc est pour le moins contrastée, un peu caricaturale même. À l’avant-scène, ces scribes, bien campés, tous riches, des priants quand même, exploiteurs des veuves, et donnant de grosses sommes d’argent au trésor du Temple, sûrs d’eux-mêmes et de Dieu. On connaît bien la chanson… Discrètement entre en scène, presque sans le vouloir, cette dame ouvertement pauvre, « une pauvre veuve » dit l’évangéliste Marc, à la limite de la vie, comme la veuve de Sarepta, et qui dépose quelques sous et continue son bout de chemin. Cette femme que l’on ne connaît pas est d’une pauvreté à faire tout craindre, mais son geste est riche d’une foi… qui est comme un éclat de rire quand les dernières piécettes disparaissent. Une foi qui est une sorte de désinvolture qui vainc la peur. Cette femme qui se fout du nécessaire et de nos peurs de manquer qui restent fortes. Cette femme pauvre donnent même de sa perte, de son manque, parce qu’elle n’a plus rien à perdre. Oui, « l’amour ne donne que de sa perte », a écrit un philosophe.

Ces deux femmes sont vivantes; elles refusent la mort tout en la narguant. Au fond de leurs gestes, elles s’adressaient à Dieu; elle s’adressent à nous. Il y a quelque chose de la légèreté de la vie, tout comme le romancier Milan Kundera parlait de la « légèreté de l’être », qui devient insoutenable pour les autres qui donnent beaucoup de leurs richesses, sachant très bien qu’ils en auront encore... N’est-ce pas un clin d’œil à la vie?

Dans l’abandon, ces femmes d’Évangile semblent se dire et nous dire : il y en aura encore, quand elles n’auront plus rien. Elles traversent l’accessoire, non pas avec détachement, mais avec légèreté. Ces deux femmes sont à la fois sublimes et dérisoires, encourageant à être léger et grave… Elles restent elles-mêmes; elles n’imitent pas les autres. Leurs gestes sont une interrogation à nous lancée : leurs gestes sont inquiétants; mais ils nous grandissent en humanité.

Le regard de Jésus - et je suppose, celui d’Élie - en dit long: un regard unique non banalisé. Dans ce regard, se rencontrent la simplicité du moment et la profondeur d’une vision qui éclaire et annonce un goût d’éternité, ce secret indéracinable dans tout être humain. Le visionnaire n’est plus celui qui voit, mais celui ou celle qui suscite l’espoir de voir Dieu.

Ne cherchons pas l’Évangile ailleurs; il est à susciter de ces gestes aussi inédits qui pourraient nous apparaître suicidaires; dans des gestes d’une rare simplicité et intensité, qui troublent notre vie. L’Évangile n’est pas là pour mettre de l’ordre dans la société, mais, pour reprendre Paul, il est une folie. Une folie qui nous amène à un certain éblouissement devant la pertinence d’un geste presque inattendu et le dérangement de l’Évangile. On sait que dans la tradition, le fou est une présence qui force les autres à répéter, à voir les choses, à pointer vers la vérité. Le fou force à rester plus près de la vérité, là où il semble qu’il n’y ait rien à comprendre.

Nous ne saurons rien d’autre de la route de ces deux femmes. Mais on sait que devant les riches, la veuve de l’Évangile fait un sourire à la vie. Elle a donné du risque même de sa vie, riche d’une foi, d’une générosité qui dépasse la générosité. Elle donne pour vivre. Elle nous rappelle le devoir d’imprévoyance, au jour le jour. Elle n’a pas le choix: elle habite le présent, ce présent que Dieu nous invente avec nous. Nous nous le rappellerons tout à l’heure quand nous rechanterons le Notre-Père :« Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien…»

Les deux femmes ont de quoi interroger le sens de notre foi, notre façon d’être et de vivre. Hommes ou femmes, la foi fait surgir de temps à autre des gestes comme ceux d’aujourd’hui. Des gestes aussi fous, aussi radicaux. Si on veut les lire, ils nous interrogent sur ce que c’est, dans notre quotidien, dans l’attention portée à l’autre, à soi-même et aussi à Dieu, que de croire pour vrai.

Je termine cette homélie par un extrait d’un livre de Sylvie Germain, Éclats de sel et qui rejoint, il me semble, les deux récits d’aujourd’hui :

« Pour avoir réduit son passé et tout son avoir à zéro il s’est du coup rendu disponible pour l’imprévu, pour l’inespéré. Pour l’éternité. Oui, peut-être est-il bon de s’en aller ainsi, la tête au vent, les poches vides et le cœur troué de pauvreté et de désir d’immensité ». Je nous le souhaite… au moins de temps en temps.