De pouvoir et de service

…Mais quel passage d’Évangile! Il n’est pas facile, dans ces jours de célébrations, de démêler service et pouvoir dans l’Église.

C’est sur la route que les interrogations se lèvent entre Jésus et ses disciples. En chemin vers Jérusalem, Jésus venait de redire pour la troisième fois ce qu’il pressentait : que sa passion et sa mort étaient inévitables et prochaines. Jacques et Jean n’ont vraisemblablement pas bien saisi ce qu’il tentait de leur dire. Eux, ils sont à l’heure des demandes de promotion, sinon accélérées, du moins anticipées : « Accorde-nous de siéger l’un à ta droite, l’autre à ta gauche, dans ta gloire. » Leur demande est on ne peut plus précise.

Jacques et Jean, deux disciples, deux personnages sortis tout droit d’une grande naïveté : celle de croire que le salut leur « tomberait du ciel ». Leur fascination pour la personne de Jésus leur a probablement fait croire qu’ils pourraient ainsi se mettre à l’abri des responsabilités de la vie. L’itinéraire d’Évangile, bien au contraire, nous plonge en plein cœur de la vie. La réponse de Jésus à la demande des deux disciples a certainement dû avoir, pour eux, l’effet d’une douche froide : « Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire à la coupe que je vais boire? » faisant ainsi référence à ses souffrances et à sa mort : « Celui qui veut être le premier, sera l’esclave de tous. » Tel est le renversement dont nous n’aurons jamais fini de saisir les enjeux et les conséquences sur la qualité de nos vies, de nos relations et de notre expérience de foi. À n’en pas douter, ce passage de Marc est un grand moment d’Évangile. Ce n’est pas de l’exaltation de la souffrance pour la souffrance, ni de l’esclavage pour l’esclavage, dont il s’agit. C’est un constat : la souffrance et le service font partie de la vie; ils peuvent nous mener à la lumière.

C’est là, à mon sens, une des affirmations les plus étonnantes jamais entendues jusque-là. Une parole neuve de Jésus, une de celle qui peuvent labourer la conscience de l’humanité, la plus susceptible d’interroger notre façon de vivre. Rarement furent prononcées paroles plus révolutionnaires (cette épithète est de moins en moins utilisée); rarement plus dure et plus exigeante à l’égard du pouvoir et de la manière de l’exercer : « Celui qui veut devenir grand sera votre serviteur. » Jésus utilise même l’image de l’esclave : « Celui qui veut être le premier, sera l’esclave de tous. » L’image est trop forte; elle nous semble impertinente. Ce n’est pas rien et ce n’est surtout pas ce qu’on souhaite. Et pourtant Jésus dit que le service est à ce prix. L’esclave, à cause de sa situation, ne pourra jamais se percevoir comme une personne de pouvoir. Et c’est précisément là-dessus que Jésus veut faire réfléchir ses disciples et nous aussi. Sans vouloir démoniser le pouvoir, il en a rencontré des gens, des serviteurs qui se sont trop vite enfermés dans une attitude de pouvoir, une volonté de puissance. Il sait qu’il est bien difficile à quelqu’un qui est en autorité de ne pas se servir de son autorité comme d’un pouvoir. Nous en avons tous des exemples et nous-mêmes, nous ne sommes jamais à l’abri . Tout cela est très subtil.

Nous savons fort bien que certains peuvent « faire sentir » leur pouvoir en faisant des personnes dont ils ont la responsabilité des êtres opprimés.
Nous savons trop bien comment , croyants ou non, nous pouvons « faire sentir » notre pouvoir, pour nous substituer à la liberté et à la conscience de chacune et de chacun.
Nous savons trop bien qu’il est toujours possible de « faire sentir » notre pouvoir en jouant de l’affectivité pour nous dire au service des autres, et pour mettre les autres à notre propre service.
Peut-être avons-nous besoin de refaire l’expérience de la dernière place. Charles de Foucauld disait : « Quand on se met à la dernière place, on est sûr de trouver quelqu’un ».
Comment sers-tu les autres? Leur rends-tu vraiment service? Le service est une question d’attitude, jamais totalement acquise. Le service est un travail sur la dignité de la personne, sur ce qu’il y a de plus humain chez les êtres que nous rencontrons, rejoignant leurs marche tâtonnante.

À cet égard, des êtres de service exceptionnels existent parmi nous. Ces êtres d’exceptions sont nécessaires; ils démontrent que l’humanité est capable de sursauts extraordinaires. Pensons à mère Téresa, dont c’est la béatification à Rome aujourd’hui. Peut-être que ce ne sont pas les êtres d’exception qui manquent, mais des personnes au service quotidien. Ceux et celles qui, dans la lourdeur quotidienne et habituelle, transforment la réalité par une qualité de présence, disons une qualité d’humanité et de foi. Ceux et celles qui ne sauront probablement jamais ce qu’est le pouvoir.

Alors, ce qui est important pour le moment, ce n’est pas de rêver d’être assis « à droite ou à gauche du Christ », mais de vivre de son Esprit. N’est-ce pas cela croire, croire en la vie, croire en l’autre, croire en Dieu? Jésus nous a ouvert la vie. Et même si la vie nous apparaît trop courte, elle est large, grâce à ces personnes au service humble et si grand qui nous rappelle que l’Évangile se faufile au quotidien de nos vies.

Le partage du pain et de la coupe en mémoire de Lui, dans la simplicité quotidienne de ce geste est là pour nous le rappeler. Oui la vie est peut-être trop courte, mais elle est large, quand l’autre est toujours à l’horizon.