Deux textes « extravagants ».

Deux scènes sur la montagne. La plus insupportable de la Bible peut-être, à nous faire frémir, celle d’Abraham qui consentirait à tuer son fils Isaac; la plus intériorisée et la plus aérienne, celle de la transfiguration. Et ces deux récits, nous les entendons aujourd’hui, non sur la montagne, mais au ras du sol, dans le contexte social qui est le nôtre, contexte où tant de peurs se sentent, où des images de Dieu vécues dans diverses religions n’ont jamais été aussi présentes dans notre monde. On crie dans la rue et ailleurs le désir de voir ce monde et Dieu, autrement, transfigurés. Les deux récits nous font prendre conscience jusqu’où nos images, nos représentations de Dieu, sont fragiles et peuvent rejoindre le meilleur de nous-mêmes, tout comme le pire.

Il y a dans la Bible comme dans toutes les littératures du monde, des textes, des passages entendus qui peuvent nous apparaître, permettez-moi le mot, extravagants ( qui s’écartent du sens commun). Ces textes, ces passages semblent être sortis de l’écriture de leurs auteurs, tels des éclairs brusques qui, d’un coup, illuminent le ciel. On n’est plus jamais le même quand on les a lus, entendus et qu’ils se sont inscrits dans la peau. Des échos innombrables retentissent en nous. Il me semble que, ce midi, nous sommes devant deux passages de la Bible qui font partie de ces textes extravagants. Il s’agit plus que de lire ces textes ou de les entendre; il faut les écouter. Ils veulent nous parler. Ils ont quelque chose à nous dire. Mais quoi?

Dieu avait déjà demandé à Abraham de quitter son pays pour se mettre en marche vers une promesse. Certains diront, pour se mettre en marche vers le meilleur de lui-même. Dans un geste de foi, geste marquant, il avait accepté de partir. Dieu lui demande maintenant de sacrifier son fils, de lui offrir. Abraham n’a pas bien compris le sens du geste que Dieu lui demandait de poser; et on comprend qu’il n’ait pas compris. Écouter Dieu n’est jamais facile. Il a répondu avec la compréhension que lui permettaient les moeurs de son temps : sacrifier son fils c’était l’immoler, le tuer. Alors que ce que Dieu voulait, c’était qu’Abraham apprenne à s’en détacher, qu’il n’en soit plus le propriétaire. Ce fils était le fils de la promesse de Dieu avant d’être le produit de ses parents. Les parents comprendront cela facilement, comment il est difficile de laisser aller ses enfants… Abraham n’avait pas compris que Dieu voulait délier son fils, qu’il devienne un être autonome, qu’il soit sacrifié, au sens de devenir un être sacré. C’était un appel à ce qu’Isaac devienne un fils avec toutes les résistances que cela implique. C’est un don au monde, à la vie, donner la vie à son fils jusqu’au bout. « L’Ange du Seigneur » a dû intervenir. C’est un agneau qui a été immolé et non un fils unique auquel on est attaché. Un grand moment de révélation. Dieu appelle Abraham à voir les choses autrement. Il doit écouter autrement.

Je ne peux m’empêcher de penser à certains responsables des nations qui, aujourd’hui, sont portés à interpréter leurs décisions comme des volontés de Dieu et qui n’ont pas compris le sens de la demande et de la situation. Par les temps qui courent, il me semble qu’on comprend mal : ce n’est pas d’aller tuer, de refaire encore une fois, trop cruellement répétif , un autre de ces holocaustes, mais de trouver une voix de libération, de se déposséder de ses prétentions pour bâtir un monde de paix et de vie et non de mort. Sacrifier pour rendre l’autre plus libre, pour qu’il vive.

Les trois disciples sur la montagne de la transfiguration ont eu du mal à comprendre ce qui se passait. Et on comprend qu’ils n’aient pas compris. Voir la lumière de Dieu, voir, en un instant, le bout de la vie, n’est pas facile. Dans l’Évangile, la scène de la transfiguration est un rendez-vous sur la montagne; un rendez-vous à travers des visages concrets assez loin de nous dans l’histoire, mais si près dans la foi : visage de Moïse, du prophète Élie, jusqu’à Pierre, Jacques et Jean, un peu comme si tout le destin du monde s’y retrouvait. Une scène à en perdre la tête. A travers cette sorte d’extase blanche que vivent les trois disciples, c’est leur prise de conscience hébétée que Jésus est maintenant dans la dimension de Dieu. Jésus est à la fois de notre histoire humaine, mais aussi fils de Dieu, et comme dans le cas d’Isaac, son premier et dans ce sens, unique. Quelqu’un a écrit : « la transfiguration, c’est le parcours de la foi en images », et j’ajouterais, mais aussi de notre vie. Cet instant de transfiguration manifeste que notre histoire humaine a un avenir. Jésus est dans la dimension de Dieu. Cela enracine tous nos espoirs, notre espérance aussi. Jésus a vaincu la mort.

Alors que dans le récit d’Abraham et d’Isaac, c’est un agneau qui a été immolé et non une personne, Dieu, pour entrer dans notre humanité, dans notre histoire, n’a pu empêcher qu’un homme, Jésus, devenu son fils, soit exécuté. Cette fois, « l’Ange du Seigneur » n’a pu intervenir. L’Évangile prend une autre dimension depuis ce moment. Il nous importe de voir dans l’histoire de nos vies quelques éclairs de transfiguration, de résurrection. Si Pierre, lui, voulait être tranquille, rester sur la montagne, la vie lui demande de redescendre. Il pourrait maintenant mieux saisir le sens de sa vie, le sens de sa foi. La transfiguration, c’est aller au-delà, ailleurs. C’est une ouverture d’espérance. Il est terrible de voir Dieu. Dieu serait-il cet invisible qui ne cesse de libérer notre regard? Qu’est qu’on accueille de Dieu et de nous dans la vie?

Ce carême, ce temps, la Parole liée à ce moment, le récit d’Abraham et d’Isaac, celui de la transfiguration de Jésus et, en quelque sorte, la transfiguration des disciples et pourquoi pas la nôtre, inaugurent la vie neuve. Le lieu initial de la foi n’est pas uniquement l’enclos chrétien, mais il est dans le rapport de l’Évangile à notre réalité, à notre situation sociale, commune et personnelle, tout comme la parole de Dieu est née, s’est développée et a été accueillie par Jésus et ses disciples, le plus souvent en dehors des lieux trop encerclés. Il nous importe de redescendre de la montagne pour que l’Évangile rejoigne notre vie. En un sens, l’Évangile n’a jamais encore été entendu. C ‘est pour cela qu’il y a aussi ce carême, pour qu’on se donne le temps pour entendre, pour écouter. Il nous reste du chemin à parcourir pour saisir le sens de nous-même, de notre monde à même l’Évangile.

La transfiguration est une sorte d’éclair d’avenir : besoin de se voir autrement, besoin de voir et d’écouter Dieu autrement. De la montagne à la plaine, il y a ce va –et- vient nécessaire comme pour nous garder en tension dans la vie et dans la foi. Que ce soit là un peu le voyagement de ce carême, et que Pâque, dans la situation si inquiétante où nous sommes, vienne réveiller notre désir et notre espérance de voir et d’écouter autrement pour bien entendre, pour mieux voir. Et s’il fallait, plus souvent qu’on ne le fait, accepter de fermer les yeux pour voir.