À vin
nouveau, outres neuves!
Quelques brèves paroles de Jésus, rapportées par Marc, à propos
d’une question qui nous semble aujourd’hui d’un intérêt
secondaire : le jeûne. Et pourtant! Pourtant des paroles qui énoncent
un programme, un projet d’une extrême radicalité. On est
tenté de dire : un projet révolutionnaire. La page est tournée.
Une longue tradition religieuse est comparée à un vieux vêtement
qu’il serait bien inutile, bien illusoire de vouloir rapiécer; à de
vieilles outres qu’il faut avoir l’audace telles qu’elles
sont : des vieilles outres dont il faut se débarrasser. Il faut faire
place pour du neuf, de l’inédit. On les entend ces paroles comme
si cela allait de soi. On s’est habitué comme on s’habitue
de tout. On n’est plus remué, inquiété par elles.
Peut-être un peu. La proposition de nouveauté nous tient chaque
fois en éveil. C’est l’ouverture en avenir; c’est
l’habituel, la routine qui sont secoués. Comme une promesse de
printemps que l’on découvre dans une certaine légèreté de
l’air aux jours d’un hiver finissant. Mais, avouons-le, cela ne
dure pas longtemps. De la pièce d’étoffe neuve on arrive à faire
un vieux vêtement tout souple, tout chaud, plus confortable que la raideur
du neuf qui n’a pas été encore cassé. Et pourtant!
Pourtant il n’a pas dû en être ainsi pour les premiers auditeurs
de Jésus, pas même pour ses disciples immédiats qui s’étaient
glissés dans des attitudes et des pratiques nouvelles un peu sans s’en
apercevoir. Pour eux tous, ces paroles étaient scandale ou inquiétante,
et encore inconfortable prise de conscience.
Des paroles à propos du jeûne? Mais voilà, le jeûne était
l’une des pratiques religieuses – avec la prière et l’aumône – qui
exprimaient une conviction, une foi qui donnaient sens à la vie, qui
disaient un sens de Dieu, qui affirmaient la confiance en une promesse. Il
y avait cette alliance que Dieu avait proposée à son peuple,
comme des fiançailles. Puis, quand au cours des ans, au cours du flux
et reflux de la vie, le peuple avait rompu l’alliance, la promesse était
venue d’un envoyé de Dieu qui la rétablirait. Alors ce
serait vraiment, non plus les fiançailles, mais les épousailles.
Comme en des jours de fête, de noces. En attendant, il fallait espérer
et donner corps à cette espérance en des pratiques qui étaient
signes de fidélité, qui étaient préparatifs pour
mieux accueillir le jour de fête.
Et voici que
Jésus, avec sa coutumière et intransigeante liberté,
déclare qu’il est fini le temps du jeûne : l’époux
est venu, le jour de noce est arrivé. Scandale pour les juifs. Parce
qu’au fond ce que dit Jésus c’est : « Moi, je suis
l’envoyé tant attendu; les temps nouveaux, c’est aujourd’hui. » Scandale à cause
de l’audace de celui qui se déclare envoyé de Dieu, et
tout autant scandale parce que apparemment, matériellement, rien ne
semble renouvelé. Tout est pareil à ce quia toujours été.
Et l’on croit entendre la suite du discours de Jésus, à laquelle
Marc ne fait qu’allusion : « Vous attendiez un vin nouveau, et
celui qui vous est donné est tout autre; vous n’avez pas préparé les
bonnes outres. La fête n’est pas dans le renversement extérieur
des choses. C’est le cœur qu’il fallait préparé,
c’est le cœur qui voit l’ordre, le régime nouveau.
C’est dans le cœur que tout se passe. C’est par le cœur
que tout passe.
Et nous voici,
nous, devant ce discours qui n’est pas un discours de
plus à ajouter à tant d’autres. Nous sommes-là,
encore comme des vieux vêtements et des vieilles outres. Et ce n’est
pas un reproche que l’on s’adresse, que l’on reçoit.
Notre cœur n’est pas satisfait, ne sait pas bien voir. Parce que
cela est trop inattendu, trop étranger à nos désirs, même
les meilleurs, ce neuf, cette fête de noces qui se glissent dans le cours
de notre temps humain, dans notre histoire, dans la grisaille des jours. Il
faut sans cesse laisser pénétrer ce neuf en notre cœur pour
que progressivement il déchire ce qui est vieux, fasse éclater
ce qui ne peut plus être utile.
Il y a pour
nous comme un scandale. Quoi? C’est arrivé le jour
nouveau, le jour de fête? Et pourtant, les solitudes, les ambiguïtés
de nos croyances et de nos fidélités, les difficultés à vivre
avec les peines et les souffrances, les difficultés à aimer,
et la guerre encore et toujours. Comme si tout était remis entre nos
mains fragiles, reposait sur nos bras fatigués. Oui, c’est bien
ainsi. Rien, pas même le neuf, ne se fait sans nous. Il faut habituer
le cœur à voir les labeurs, les courages à l’œuvre
pour faire une vie plus humaine, une terre plus habitable. Il faut habituer
le cœur à répondre en accueil à ce qui nous dérange, à entrer
dans le flux et le reflux de la vie pour y mettre un peu de sens et beaucoup
d’espérance.
Tout désormais, à cause de Jésus, part du cœur et
passe par le cœur. Les règles, les lois ne servent plus. Il y en
a encore des règles et des lois, et toujours des nouvelles. Mais elles
ne servent qu’à prévenir nos endurcissements, à nous
préserver, nous et les autres, de nos duretés et de nos injustices.
Dans la conduite de la vie et des choses, désormais, c’est le
cœur, la conscience, l’intention qui nous guident. Et cette liberté nouvelle
nous donne le vertige.
Nous sommes
comme renvoyés à nous-mêmes, mais pas repliés
sur nous-mêmes. Par Jésus, à cause de lui, il y a la révélation
d’un immense amour auquel nous pouvons nous ajuster, qui entre en nous
et cherche, par nous, à se faire connaître et se déverser
sur les autres. Il y a l’attentive et prévenant miséricorde
qui voit notre fragilité, qui voit notre cœur heureux déjà d’être
reconnu, mais pas pleinement satisfait, toujours en attente. Et, mystérieusement,
il y a l’Esprit qui écrit en nos cœurs de chair la trace
de Dieu, le souvenir du Christ, et toutes nos espérances.
Nous sommes
ici devant un discours de Jésus qui bouleverse tout, qui
nous inquiète en même temps qu’il dit notre dignité de
femmes et d’hommes marqués du signe de la liberté. Dès
que l’on ouvre l’Évangile, dès qu’on le laisse
entrer en nos vies, on n’y échappe pas. C’est là,
en toutes lettres : À vin nouveau, outres neuves!