Les exclus et la compassion de Jésus

Ce lépreux, il vient de nulle part… Ou plutôt, de ce pays des exclus de la société pour toutes sortes de raisons, à commencer par la peur de la contagion. Il est de la race des morts vivants, exclus, marginal de la vie. Il est tout aussi mort que Lazare l’était. Rappelons-nous : « il sent déjà », disait-on autour de lui. « Déliez-le », disait Jésus. C’est à nous… Le lépreux, en ces temps, c’est la figure de l’isolement désespérante; on le fuit. C’est le maudit. On peut même penser que Dieu lui devient impossible. Mais il a besoin qu’on réponde à son crie et qu’on le délie… Il n’y a que nous qui pouvons le faire. Même dans un profond sentiment d’impuissance que nous pouvons souvent éprouver, cela s’appelle avoir de la compassion. C’est ainsi qu’une vie se construit ou se reconstruit. Nous ne le savons que trop.

Derrière l’exclusion du lépreux, il y a toujours la foule qui juge, comme celle qui criait au moment de la passion : crucifie-le… C’est alors que l’on sent que la compassion est si nécessaire en même temps que si difficile. Plutôt que de juger et de crier, la compassion est d’abord communion à l’être qui souffre. Elle est silence, geste, toucher. Parfois, on a l’impression que c’est un sentiment d’une grande rareté. Accompagner l’autre c’est partager sa situation, être solidaire des mêmes difficultés. Cette attitude, c’est prendre des risques.

Ce pays des exclus, ce sont les institutions qui le font naître, qui crée cet espace, comme on vient de l’entendre et de le constater à la lecture de l’extrait du livre des Lévites ( i.e. des membres de la tribu de Lévi).Vous vous rappelez que, parlant du lépreux, de tout lépreux, l’institution décrète que « tant qu’il gardera cette plaie, il sera impur. C’est pourquoi il habitera à l’écart, sa demeure sera hors du camp. » Les institutions, quelles qu’elles soient, même les plus religieuses, créent toujours des espaces d’exclusion. De façon réaliste, peut-on penser une société qui n’exclut pas?

C’est un peu le voyage que nous faisons à partir du passage du livre du Lévitique qui date du 6e s. avant Jésus, jusqu’à l’Évangile. Il y a tout un parcours. Il y a un renversement aussi. Et si l’Évangile nous rappelait que le véritable espace est celui qui va au-delà des institutions! L’Évangile, c’est une parole, un geste de Jésus en passant, un regard qui nous fais voir plus loin que nos yeux.

Jésus s’expose. « Il est ému jusqu’aux entrailles ». Il touche, geste impensable, geste dangereux. Il touche l’intouchable. D’une certaine façon, il contracte la maladie. Tandis que le lépreux guéri peut – et c’est heureux - retourner dans la société, Jésus se retire à l’écart. Qu’on le veuille ou pas, il entre à son tour, pour une large part de sa vie, dans un espace d’exclusion. Pour plusieurs, il deviendra lui-même l’exclus. « Il a pris en charge tous les péchés d’Israël ». On connaît bien ces réactions que l’on rencontre dans nos propres vies. Peut-être qu’à force de s’occuper des lépreux, n’y a–t-il pas danger de devenir soi-même exclus. De cela, l’Évangile nous en parle longuement. Mais Jésus veut aller plus loin que la guérison. Il risque pour sa santé; il risque aussi devant les responsables religieux.

Et si l’espace que crée l’Évangile ressemblait à celui de la minorité? Et si Jésus nous rappelait que le véritable espace est ailleurs. Et s’il nous rappelait encore une fois dans ce geste de toucher, de guérir, de vivre la compassion, que la proximité de Dieu se trouve aussi du côté de celles et de ceux qui n’ont pas droit à la vie dans la société, qui n’ont pas droit au chapitre. Et si Jésus nous rappelait, dans ce geste de guérison, que ce vieux monde du Livre des Lévites, ce monde qui traîne encore dans nos vies, n’était pas le vrai monde. Et qu’il y a un ailleurs. Jésus tente par ce geste de nous faire sentir quel pourrait être ce monde de compassion, de quête de vérité.

Dans un effort de renversement, Jésus rappelle que le Dieu de tous est aussi et d’abord le Dieu des victimes. C’est le « coup de force » de l’Évangile pour dire que la proximité avec Dieu est du côté de ceux qui n’ont pas droit au chapitre. L’Évangile est assez intelligent pour dire ce qu’est le monde pour lui, ce qu’est cet ailleurs qui va au-delà de nos exclusions.

Ne soyons pas un obstacle pour personne, pour ces « vagabonds- à –rien », comme le dit notre ami Sol. Faire sentir, à la suite de Jésus, que « tous les humains sont de ma race », pour reprendre les mots d’une chanson de notre répertoire. Jésus regarde et fait surgir un regard qui valorise l’autre; voir au-delà de la lèpre, la condition de détresse, là où se rencontre la gratuité et encore la compassion.

Jésus se bat pour la vie. Est-il encore permis de sauver une vie plutôt que de la tuer? Question actuelle en ces temps d’appel à la paix et non à la guerre… Et l’attitude du lépreux guéri est comme celle d’un nouveau-né qui ne peut s’empêcher de crier qu’il est vivant. Il annonce la nouvelle: Je vis; quelqu’un m’a redonné la vie. Mais non, cette vie-là ne peut pas se taire. Marc ne dit pas si le lépreux est devenu disciple, s’il est allé au Temple. Il parle de quelqu’un qui lui a donné la vie. Et comme le lépreux avant sa guérison, Marc termine en parlant de Jésus : « Il était obligé d’éviter les lieux habités, mais de partout on venait à lui. » contrairement au lépreux. C’est le paradoxe de l’Évangile. Et si le véritable espace de la proximité de Dieu pouvait aussi et surtout rejoindre toutes les minorités?

En partageant le pain et le vin de notre eucharistie en mémoire de Lui, que ce soit l’interrogation qui donne sens à notre geste.