« Soyez positifs » conseille l'entraîneur à ses joueurs après une défaite inattendue, et en cela il fait écho à la psychologie populaire. C'est une recommandation valable quand elle signifie '' Essayez de voir le bon côté des choses quand il vous en arrive de mauvaises. '' C'est une instruction trompeuse quand elle reflète la négation du tragique entretenue par la modernité et trop courte pour faire face à la détresse des humains.

1. Job est témoin de la condition humaine dans sa finitude et tragédie. Sans doute Job dans ce récit ou conte vit-il une crise pour lui finale, — la perte de tout, enfants, biens, santé… Il lance un cri universel : « qu'ai-je fait pour en arriver là? » Plus encore il pose à Dieu lui-même la question Pourquoi ?

« Puisque la vie m'est dégoût,
Je veux donner libre cours à mes plaintes,
Épancher l'amertume de mon âme.
Je dirai à Dieu; Ne me condamne pas,
Indique moi pourquoi tu me prends à partie. » Job 10,1-2

Question toujours actuelle : " Un des effets de l'exposition constante à la souffrance et à la mort à laquelle oblige le soin des mourants est que l'on est obligé d'en venir aux prises non seulement avec le " problème du mal " mais avec Dieu lui-même. " CASSIDY Sheila, Sharing the Darkness. The spirituality of caring. 1988 p. 65& 152

Job décrit la face tragique de la vie dans des images qui nous rejoignent encore :

Pesanteur de la vie :

 « la vie de l’homme sur la terre est une corvée »

Ses succès minces :

 « Comme le manœuvre qui attend sa paie, depuis des mois je n'y ai gagné que du néant »

La peur

a remplacé les « rêves de bonheur par des cauchemars. »

La maladie

a supplanté la santé :« Vermine et croûtes terreuses couvrent ma chair, ma peau gerce et suppure » v 5

La brièveté de la vie:

« Mes jours sont plus rapides que la navette du tisserand, ils s’achèvent quand il n’y a plus de fil. »

« Souviens-toi, Seigneur : ma vie n’est qu’un souffle, mes yeux ne verront plus le bonheur. »

Le regard honnête sur la vie humaine de Job le conduit à refuser les explications de son malheur apportées par ses amis venus avec compassion le consoler — ils restent sept jours assis autour de lui avant de commencer à parler 2,11 — et à poser à Dieu lui-même son interrogation : « Pourquoi cette tragédie? Comment puis-je en sortir? Y-a-t-il un salut et comment?— »
i.e. Y a-t-il une '' bonne nouvelle '' qui nous rescape du malheur et du mal qui nous arrive?

2. La réponse de Dieu en Jésus.

Que dit le récit de Marc?
La question exprimée par Job et la situation universelle qu'elle porte nous conduit à chercher la pertinence du récit de l'Évangile comme réponse à cette interrogation.
À première vue, il s'agit d'autre chose. Marc crayonne une image de l'activité de Jésus qu'il résume en une journée typique ou spécimen. Artifice littéraire favorisant la brièveté. Quatre lieux différents dessinent le parcours de la journée :

Synagogue de Capharnaüm : espace religieux — Maison de Simon et André : espace de la vie privée — Porte de la ville : espace de la vie publique — Désert /ailleurs : espace de la profondeur. Le temps de cette journée '' modèle '' court du matin d'un sabbat à l'aube du jour suivant.

C'est un jour de sabbat, — jour de Dieu — . Jésus entre dans la synagogue de Capharnaüm et Marc le montre à l'œuvre; en enseignant avec autorité et confrontant le mal qui tient prisonnier un possédé : une parole '' Sors de cet homme. ''

Puis il va à la maison de Simon (Pierre) où on lui présente la belle-mère très malade de Pierre; il prend la main de la malade et l'aide à se lever : un geste sans parole. Et, signe de sa guérison complète, elle reprend son rôle d'hôtesse et maîtresse de maison.

En soirée — le sabbat étant terminé — les gens se rassemblent à la porte de la ville et chacun amène ceux dont on désespère. Et Jésus les accueille et guérit de nombreux malades.

Et chacun de souhaiter que cela continue… Même aujourd'hui nous souhaiterions que quelque part quelqu'un ou une organisation fonctionne sans cesse pour éliminer la souffrance et la tragédie. C'est la réponse que nous demandons et attendons de Dieu. Je pense qu'il nous faut vivre cette étape profondément. Et ceux qui ont cessé de demander à Dieu de régler leurs problèmes lui ont trouvé des substituts, comme l'État, pour lui réclamer à peu près les mêmes miracles et comme ces courants promettant d'échapper à la condition humaine.

Or, poursuit le récit de Marc, « au matin, bien avant l'aube, Jésus se leva, sortit et s'en alla dans un lieu désert; là il priait ». Quand les évangiles notent explicitement que Jésus se retire pour prier, c'est qu'Il vit un moment difficile, une impasse, et qu'il lui faut remonter plus haut pour le traverser ou la résoudre. Ses disciples eux veulent continuer dans la même voie et profiter de la bonne renommée de Jésus, Lui ne marche plus dans cette direction. La réponse de Dieu à la tragédie humaine ne consiste pas à résoudre tous nos problèmes, mais à changer le niveau ou la hauteur de notre regard. C'est ainsi que j'entends « Allons ailleurs ». Ce ne peut pas être une simple liste de localités où Jésus continuerait à faire la même chose qu'à Capharnaüm. A l'ailleurs horizontal, s'ajoute comme un ailleurs vertical : « afin que là aussi je proclame la Bonne Nouvelle; car c’est pour cela que je suis sorti. » Cet ailleurs vertical, c'est le Royaume.
Ce que Job était en train de commencer à comprendre.

3. Notre approche de ce mystère de notre salut?

3.1 Résumés.

Pascal s'approche de ce salut quand il demande à Dieu : « Que je ne sente pas de douleurs sans consolation; mais que je sente des douleurs et de la consolation tout ensemble, pour arriver enfin à ne sentir plus que vos consolations sans aucune douleur. »

Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies.

Le médecin Sheila Cassidy complète ce qu'elle avait énoncé ci-dessus : « J'ai la conviction que notre attitude spirituelle en regard de la souffrance est cruciale (pour…) notre propre survie comme soignants. Si nous sommes capables de maintenir une vision pascale, i.e. gardant la résurrection et la croix dans une même perspective, notre inévitable tristesse humaine sera adoucie par la joie que nous expérimentons dans notre foi dans les fins aimantes visées par Dieu ».

Une vie menée à la lumière du message chrétien nous appelle et nous soutient à entrer dans ce paradoxe de l'acceptation de la tragédie, du malheur et de notre passage à une condition transformée, que les évangiles nomment la '' paix '' « Je vous donne ma paix, je vous laisse cette paix… »

3.2 Explicitation de ce changement de perspective.

Cet ailleurs où Jésus veut nous faire entrer, ce Royaume ou régime de vie, cette transformation de l'horizon ordinaire, nous le connaissons déjà un peu; au moment d'une crise c'est vers lui que chacun se tournera . Il est bon quand même de tenter de l'apercevoir plus nettement dès maintenant.

Que la réponse de Dieu en Jésus soit une réponse possible et réelle je crois en trouver un exemple dans l'expérience évoquée dans quelques documents, fragments d'un journal personnel et quelques lettres, d'une jeune juive morte à 29 ans dans un camp nazi d'extermination. en novembre 1943. (HILLESUM Etty, Une vie bouleversée. Seuil. 1995). Elle n'avait reçu, en tout cas à peu près rien retenu, de sa tradition juive de la foi. Et la voici plongée dans l'enfer qui se resserre de plus en plus autour d'elle. Ce qui me fascine, ce n'est pas seulement son courage et son altruisme, mais l'esprit et le regard qu'elle arrive à porter sur la tragédie qu'elle vit avec ces compatriotes juifs. Et il me semble y reconnaître ce que les foules attitrées par Jésus, ses disciples ne comprenaient pas encore.

Au commencement.

« Je me crois capable de tout supporter, de tout assumer de cette vie et de cette époque. Et si les turbulences sont trop fortes, si je ne sais plus comment m'en sortir, il me restera toujours deux mains à joindre et un genou à fléchir. C'est un geste que nous ne nous sommes pas transmis de génération en génération, nous autres Juifs. J'ai eu du mal à l'apprendre. C'est l'héritage le plus précieux de l'homme dont j'ai déjà presque oublié le nom, mais dont la meilleure part prolonge sa vie en moi. Quelle étrange histoire, tout de même que la mienne, celle de la fille qui ne savait pas s'agenouiller. Ou — variante — de la fille qui a appris à prier. C'est mon geste le plus intime, plus intime encore que ceux que j'ai dans l'intimité d'un homme. »

Partie de loin à quoi arrive-t-elle?

« Ce matin en longeant à bicyclette le Stadionkade, je m'enchantais du vaste horizon que l'on découvre aux lisières de la ville et je respirais l'air qu'on ne m' a pas encore rationné. Partout des pancartes interdisaient aux Juifs les petits chemins menant dans la nature. Mais au-dessus de ce bout de route qui nous reste ouvert, le ciel s'étale tout entier. On ne peut rien nous faire, vraiment rien…; mais c'est nous-mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces… En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. En crânant pour cacher notre peur. On a bien le droit d'être triste et abattu, de temps en temps, par ce qu' on nous fait subir; c'est humain et compréhensible. Et pourtant la vraie spoliation c'est nous-mêmes qui nous l'infligeons. Je trouve la vie belle et je me sens libre. En moi des cieux se déploient aussi vastes que le firmament. Je crois en Dieu et je crois en l'homme. J'ose le dire sans fausse honte. La vie est difficile mais ce n'est pas grave… Ce petit morceau d'éternité qu'on porte en soi, on peut l'épuiser en un mot aussi bien qu'en dix gros traités. Je suis une femme heureuse et je chante les louanges de cette vie, oui vous avez bien lu, en l'an de grâce 1942, en la énième année de guerre.(132)

… Oui nous allons rester longtemps sans voir la lande (savane); de temps en temps je ressens cette impossibilité comme une privation accablante et frustrante, mais j'ai cette certitude : même si on ne nous laisse qu'une ruelle exiguë à arpenter, au-dessus d'elle il y aura toujours le ciel tout entier. (134)

« Dieu n'a pas à nous rendre de comptes, c'est l'inverse. Je sais tout ce qui peut encore nous attendre. Aux dernières nouvelles, tous les Juifs de Hollande vont être transportés en Pologne. La radio anglaise a révélé que depuis avril de l'année dernière sept cent mille Juifs ont été tués en Allemagne et dans les territoires occupés… Dieu n'a pas à nous rendre de comptes pour les folies que nous commettons. C'est à nous de rendre des comptes. J'ai déjà subi mille morts dans mille camps de concentration. Tout m'est connu, aucune information nouvelle ne m'angoisse. D'une façon ou d'une autre je sais déjà tout. Et pourtant je trouve cette vie belle et riche de sens. A chaque instant. (139,140) » Notons qu' E.Hellisum pense qu' il s'agit de camp de travail où les gens meurent d'épuisement, bien qu'elle s'étonne qu'on y envoie aussi des vieillards et des bébés!

« C'est une expérience de plus en plus forte chez moi ces derniers temps : dans mes actions et mes sensations quotidiennes les plus infimes se glisse un soupçon d'éternité. Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste et angoissée, je le suis à l'unisson de millions d'autres à travers les siècles, tout cela c'est la vie; la vie est belle et pleine de sens dans son absurdité pour peu que l'on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité; alors la vie, d'une manière ou d'une autre, forme un ensemble parfait. Dès qu'on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l'on suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient absurde : dès lors que l'ensemble est perdu, tout devient arbitraire. » (149)

Son passage à l'ailleurs vertical du mystère de Dieu ne l'éloigne en rien des gens avec qui elle vit, l'ailleurs horizontal :
« La nuit, étendue sur ma couchette au milieu de femmes et de jeunes filles qui ronflaient doucement, rêvaient tout haut, pleuraient tout bas et s'agitaient (les mêmes qui affirmaient dans la journée : < Nous ne voulons pas penser >, < Nous ne voulons pas sentir, sinon nous allons devenir folles >, j'étais souvent prise d'un attendrissement infini et je demeurais éveillée, laissant défiler devant mes yeux les événements et les impressions toujours trop nombreuses d'une journée trop longue, et me disant : < Puissé-je être le cœur pensant de cette baraque >… < Je voudrais être le cœur pensant de tout un camp de concentration > »(237)

« Je suis malade, je n'y peux rien. Guérie, j'irai recueillir là-bas toutes les larmes et toutes les terreurs… Et pourtant j'en reviens toujours à la même idée : la vie est belle. Et je crois en Dieu. Et je veux me planter au beau milieu de ce que les gens appellent des < atrocités > et dire et répéter :< La vie est belle >(239)… Certains me disaient : mais tu as donc des nerfs d'acier pour tenir le coup aussi bien? Je ne crois pas du tout avoir des nerfs d'acier… J'ose regarder chaque souffrance au fond des yeux, la souffrance ne me fait pas peur. Et à la fin de la journée j'éprouvais toujours le même sentiment, l'amour de mes semblables. (240)… Derrière les broussailles entremêlées de mes angoisses et de mes désarrois s'étendent les vastes plaines, le plat pays de ma paix et de mon bienheureux abandon. Je porte en moi tous les paysages. J'ai tout l'espace voulu. Je porte en moi la terre et je porte le ciel. Et que l'enfer soit une invention des hommes m'apparaît avec une évidence totale…(241)

Conclusion.

La plainte de Job appelle la réponse de Dieu en Jésus, réponse que propose le récit de Marc à travers l'accueil de Jésus et sa rupture ou départ vers plus que ce qu'on attend de lui. Nous sommes ici au cœur du salut chrétien quand il est compris et accueilli « Nous concevons la religion souvent comme une source de solutions à nos problèmes. Or une religion authentique est toujours le déplacement vers une autre dimension, un autre niveau; elle sera donc l'annihilation de problèmes, mais non leur solution. Les problèmes viennent du Démon qui remplit la religion avec son tapage et sa vulgarité; d'où vient que la religion est devenu un problème dans le monde moderne. Mais la vie éternelle n'est pas ce qui commence après la vie temporelle; elle est la présence éternelle de la totalité de la vie. Il ne sert à rien de convertir les gens au Christ s'ils ne convertissent leur vision du monde et leur vie. puisque alors le Christ devient simplement un symbole de tout ce qu'ils préfèrent et désirent déjà — sans Lui. ». (Alexander Schmemann)

À un moment où il faut travailler à la paix entre les puissances économiques et politiques, souvenons-nous d'une paix plus radicale et nécessaire venant de Dieu par le Christ , lui qui nous rassemble ici pour monter ailleurs…