Mes soixante-dix ans de vie auxiliatrice
Christiane Sibillotte interviewée par Garance, sa petite-nièce
25 octobre 2011
Garance : Le 8 septembre 1941 tu faisais ton premier engagement chez les Auxiliatrices à Blanchelande, en Normandie et non à Paris, que s’est-il passé?
Christiane : Je venais de franchir la première étape de cet engagement au noviciat de Versailles quand, au début de septembre 1939, éclatait la Seconde guerre mondiale. Très vite, ce fut l’invasion allemande en France… La communauté décidait alors d’évacuer le noviciat. C’est ainsi que la célébration de mon premier engagement ne se fit pas à Versailles, mais en Normandie.
Garance : Avant de t’engager chez les Auxiliatrices, avais-tu envisagé d’autres projets de vie?
Christiane : Après mon baccalauréat, j’aurais choisi la médicine. Mais à cette époque les femmes y étaient mal vues… J’optais donc pour la pharmacie… études qui duraient cinq ans, me disant que de toute façon mon projet de vie de me marier et fonder une famille se présenterait sûrement avant… Je commençais donc les études pour devenir pharmacienne.
Garance : Et un jour, les éducatrices de ton collège t’avaient demandé de représenter leurs “anciennes élèves” à une réunion des “Jeunesses catholiques de la Société”, les “JCS”, où tu as fait la connaissance des Auxiliatrices. C’est exact?
Christiane : Dans ce groupe d’Action catholique alors en cours de fondation, j’y ai rencontré Sœur de l’Assomption, une auxiliatrice très impliquée dans l’animation de groupe de jeunes filles. Je me souviens, durant cette réunion, que je me demandais ce que je faisais bien là… et j’avais hâte que ça finisse… mais — de façon tout à fait imprévue — en saluant Sœur de l’Assomption au départ, je lui dit : “je n’ai pas d’engagement actuellement, auriez-vous quelque chose à me proposer? ”…Elle me dit de revenir la voir pour en parler… Je me souviens que sur le chemin du retour à la maison, je me demandais bien ce qui m’avait pris de faire cette démarche! Je revins donc la rencontrer et c’est ainsi que, de fil en aiguille, elle m’a demandé de collaborer au secrétariat des JCS en même temps que je profitais d’une bonne formation spirituelle.
Garance : Pendant cette période, tu te souviens d’avoir vécu une expérience qui a chamboulé le cours de ta vie. Tu peux nous en parler?
Christiane : C’est alors qu’une expérience spirituelle déterminante intervint dans ma vie… L’interpellation de Jésus dans l’Évangile de Jean : “Pierre m’aimes-tu?” m’était comme adressée à moi. Et à ma réponse : ”Oui”… de nouveau “M’aimes-tu?” et à la troisième fois… je sentis que cela voulait dire un appel à me consacrer à Lui… Appel contre lequel je me suis débattue longtemps… ”Pourquoi moi?... Appelles-en une autre…etc… Jusqu’à ce que le “oui” à la vie religieuse l’emporte!
Garance : Ton «oui» étant dit, il fallait que tu saches où entrer!
Christiane : Il était clair pour moi que je ne voulais pas être enseignante… Donc cela éliminait la communauté de mes éducatrices… Je posais la question au prêtre que je rencontrais alors régulièrement. Pour lui c’était évident : les auxis… Je partageai tout cela à mes parents.
Garance : Mais tu avais encore deux années d’études en pharmacie?
Christiane : Avant de penser à terminer mes études de pharmacie, je m’informais si ces études pourraient être utiles chez les auxiliatrices. Mais à l’époque la question des professions et des diplômes n’étaient pas considérée. Elles n’en voyaient pas l’utilité. Je déclarais donc à mes parents que j’entrerais au noviciat dans les mois suivants.
« Pas question » déclara mon père, et sur mon insistance, il consulta notre curé. Celui-ci abonda dans le sens de papa. La prudence voulait que j’aie quelque chose pour gagner ma vie, si je ne restais pas, ou encore si — chose qu’on envisageait à l’époque — les communautés religieuses étaient supprimées comme elles l’avaient été au début du siècle.
Comme j’étais prête à entrer après l’obtention de mon diplôme en 1938, mon père vivait alors de grandes difficultés financières. Il me demanda si je ne pourrais pas travailler quelques mois pour l’aider. J’acceptais de chercher du travail… fis beaucoup de démarches, mis des annonces, etc… mais rien! Alors mes parents acceptèrent de me voir entrer au noviciat et me conduisirent à Versailles. C’était le 8 février 1939.
Garance : C’est donc après bien des luttes que tu commençais ta vie d’auxiliatrice?
Christiane : En effet, mais je puis dire qu’une fois dit ce “oui” je ne l’ai jamais regretté. Plus encore, j’en suis toujours émerveillée. J’ai souvent eu ce sentiment d’être chez les auxis comme une “clef qui entre dans la serrure pour laquelle elle est faite”. Tout ce que j’ai reçu au long de ces 70 ans, cela m’a été donné par grâce… et ce fut le moteur de tous mes engagements, toutes les causes pour lesquelles on n’a jamais fini de se battre. Je pense à la Pharmacie de Pointe St-Charles avec laquelle j’étais engagée dans les luttes du quartier, aux tournées à travers le Québec, sur invitation de Gisèle (auxiliatrice), pour donner des formations sur la santé et le bon usage des médicaments, à ma participation à de nombreuses manifestations pour dire non aux injustices et oui à un monde plus juste et égalitaire. C’est une histoire d’amour, qui m’a toujours poussée vers les autres…les plus pauvres surtout.
Garance : Cette vie, tu aimes la résumer dans une image qui t’est très chère et significative, celle de Dieu créant Adam du portail nord de Chartres. Qu’est-ce qu’elle représente pour toi?
Christiane : J’ai une grande reproduction de cette image dans ma chambre que je regarde très souvent. Je l’ai souvent utilisée dans les retraites que j’ai données et, avec cela, oui, c’est le plus profond de moi-même que je partageais.
Je relie cette image avec le passage du deuxème chapitre de la Genèse : Dieu créant Adam, dans un geste d’artiste, d’amoureux. Le geste d’amour du Créateur qui pétrit, entoure, façonne, parfois avec des épreuves qui donneraient envie de se dérober à ce qui fait mal, mais avec le désir plus fort de se couler avec confiance dans cette action pleine d’amour et de tendresse… Je reprends cela avec un texte de la Bible comme celui-ci : « Tes mains m’ont façonné, formé. Tu m’as fait comme on pétrit l’argile... souviens-
Toi…(Job 10, 8-9)
Ajoutons que cette image de l’argile, toute belle qu’elle soit, reste (comme une image) finalement pauvre par rapport à la réalité : car l’argile est passive, tandis que nous, nous pouvons coïncider du meilleur de nous-mêmes avec ce que la main de l’artiste réalise. L’Amour est à la source et il est en avant, nous ouvrant sur les besoins des autres, les appels et nous entraînant vers l’engagement.
Garance : Tu nous donnes la clé de ce qui t’a animée depuis 70 ans et qui te garde encore bien « allumée » en toi et autour de toi!
Christiane : Pour moi, cela m’a aidée et m’aide à recevoir les évènements comme un épisode de ce geste d’amour permanent du Seigneur.
Quelques fois j’ai eu ou j’ai le goût de regimber : sa main m’a fait ou me fait mal, elle m’enlève ou modifie quelque chose de moi dont je ne voudrais pas me défaire (comme ce fut pour la surdité).
Mais revenir à cette image de Dieu créant Adam m’aide à essayer de me couler encore plus consciemment et avec amour dans cette main, croyant qu’elle sait mieux que moi ce qui m’est bon… ce qui me fait devenir ce qu’il veut et que — moi aussi — j’ai voulu et que je veux essentiellement et profondément. Et cela me permet de me remettre dans le sens fondamental de ma vie, remise entre ses mains à jamais.